[...] C'est le 17 juillet 1964 et ils arrivent.
Ils viennent voir brûler l'homme.
[...]
La première des voitures s'engage dans le champ puis s'arrête; ses phares éclairent le vieux chêne dont l'ombre grandit lentement dans la pente derrière lui, comme un sang noir qui se répand sur la terre. Un homme descend côté conducteur, fait le tour de la voiture et ouvre la portière pour la femme. Âgés tous deux d'une quarantaine d'années, ils ont des visages durs et portent des vêtements de mauvaise qualité, des chaussures si souvent raccommodées que le cuir d'origine n'est guère plus qu'un souvenir entre les pièces et les coutures. L'homme prend dans le coffre un panier d'osier dont une serviette aux carreaux rouges passés, soigneusement lacée dessus, cache le contenu. Il tend le panier à la femme, tire un drap déchiré de dessous la roue de secours et l'étale sur le sol. La femme s'assoit, ramène ses jambes sous elle et déplie la serviette. Il y a dans le panier quatre morceaux de poulet frit, quatre petits pains au babeurre, un saladier de chou cru, deux bouteilles de citronnade maison, ainsi que deux assiettes et deux fourchettes. Elle prend les assiettes, les essuie avec la serviette et les pose sur le drap. L'homme s'installe à son aise près d'elle et ôte son chapeau. La soirée est chaude, les moustiques ont déjà commencé à piquer. Il en écrase un d'une taloche et regarde ses restes sur sa main.
[...]
Derrière et autour d'eux, d'autres voitures se garent. Il y a des couples, des vieux, de jeunes garçons de quinze et seize ans. Certains conduisent des camions à l'arrière desquels leurs voisins s'éventent avec un chapeau. D'autres arrivent [dans de gros véhicules]. Ils partagent un repas ou s'appuient au capot de leur voiture et boivent de la bière à la bouteille. On échange des poignées de main, des tapes dans le dos. Bientôt une quarantaine de véhicules, peut-être plus, ont envahi le champ [...] et braquent leurs phares sur le chêne noir. Une centaine de personnes attendent et d'autres continuent à arriver.
Les occasions de ce genre ne se présentent plus si souvent maintenant. Les beaux jours des barbecues de nègres sont révolus et les vieilles lois cèdent sous les pressions imposées de l'extérieur. Certains se rappellent encore les récits du lynchage de Sam Hose [1] à Newnan en 1899, quand on avait organisé des trains spéciaux pour que plus de deux mille personnes venues de loin puissent voir comment les habitants de la Géorgie traitaient les nègres violeurs et meurtriers. Aucune importance si Sam Hose n'avait violé personne et n'avait tué que le planteur Cranford et légitime défense. Sa mort servirait de leçon aux autres. Ils l'avaient donc castré, lui avaient coupé les doigts et les oreilles, puis écorché le visage, avant de répandre le pétrole et d'approcher la torche. La foule s'était disputé des morceaux de ses os et les avait conservés comme souvenirs. [...]
Ah, les beaux jours...
Il est neuf heures et demie environ quand ils entendent les trois camions approcher, et un murmure d'excitation parcourt la foule. Les têtes se tournent quand les phares balaient le champ. Ils sont au moins six par véhicule. Dans le camion du milieu, un Ford rouge, un Noir est assis à l'arrière, les mains liées derrière le dos. Il est grand, un mètre quatre-vingt-quinze ou plus, les muscles de ses épaules et de son dos sont durs et saillent comme des melons dans un sac. Il a du sang sur le crâne et le visage, l'un de ses yeux, tuméfié, et fermé.
Il est là.
L'homme à brûler est là.
[...]
Sous le chêne noir, une vieille Lincoln s'est mise en position. Le camion rouge se gare à côté, trois hommes encapuchonnés de taies d'oreiller grimpent sur le plateau, font choir le Noir par terre. Il tombe sur le ventre, le visage dans la poussière. Des mains fortes le mettent debout et il fixe les trous sombres grossièrement percés dans le tissu avec des allumettes et des cigarettes. Il sent des relents d'alcool bon marché.
Il s'appelle Errol Rich mais aucune pierre, aucune croix portant ce nom ne marquera jamais le lieu de son dernier repos. Dès l'instant où on l'a arraché à la maison de sa mère, Errol a cessé d'exister. Toute trace de sa présence physique sera effacée de cette terre. Seuls se souviendront de sa vie ceux qui l'ont aimé, seuls se souviendront de sa mort ceux qui sont rassemblés là ce soir.
Pourquoi est-il là? Errol Rich va être brûlé parce qu'il a refusé de céder, de plier le genou, parce qu'il a manqué de respect à des gens qui lui sont supérieurs.
Errol Rich va mourir parce qu'il a cassé une vitrine.
Il conduisait sa camionnette, sa vieille camionnette au pare-brise fendu et à la peinture écaillée quand il avait entendu le cri.
«Hé, négro!»
Quelque chose l'avait alors frappé durement entre les yeux; du verre s'était brisé, lui entaillant le visage et les mains. Il avait freiné, senti l'odeur. Sur son giron, la bouteille cassée répandait le reste de son contenu sur le siège et sur son pantalon.
De l'urine. Ils s'étaient mis à plusieurs pour remplir une bouteille et l'avaient jetée sur son pare-brise. Alors, il avait essuyé le liquide qui coulait de sa figure, pisse et sang mêlés, avait regardé les trois hommes qui se tenaient au bord de la route, à quelques pas de l'entrée du bar.
«Qui c'est qui a jeté ça?» avait-il demandé.
Aucun des trois n'avait répondu. Ils avaient peur. Errol Rich était un homme fort, puissant. Ils s'étaient attendus à ce qu'il s'essuie le visage et reparte, pas à ce qu'il s'arrête et les affronte.
«C'est toi, P'tit Tom?»
Errol se tenait devant Thomas Rudge, le patron du bar, mais P'tit Tom détournait les yeux.
«Si c'est toi, tu ferais mieux de me le dire tout de suite, sinon je mets le feu à ta baraque.»
N'obtenant pas de réponse, Errol Rich, qui avait toujours eu un caractère explosif, avait pris à l'arrière de sa camionnette un poteau en bois et s'était tourné vers les trois hommes. Qui reculèrent, sûrs qu'il allait se ruer sur eux. Au lieu de quoi, il avait lancé le poteau dans la vitrine du bar de Tom Rudge, était remonté dans sa camionnette et avait redémarré.
Maintenant, Errol Rich va mourir pour un panneau de verre bon marché, et toute une petite ville est venue assister à l'événement. Il les regarde, ces gens qui craignent Dieu, ces fils et filles de la terre, et il sent la chaleur de leur haine sur lui, avant-goût du brasier à venir.
[...]
Il scrute la foule, les visages tendus par l'attente. Il voit un jeune garçon de quatorze ou quinze ans dont les yeux brillent d'excitation. Il le reconnaît, reconnaît aussi l'homme qui a la main sur l'épaule de l'adolescent. [...]
L'homme s'aperçoit qu'Errol le regarde et détourne les yeux. Aucune aide à attendre de ce côté, aucune pitié à attendre d'un de ces types. Il va mourir pour avoir cassé une vitrine [...].
Les jambes entravées, Errol est forcé de sautiller jusqu'à la Lincoln. Les hommes masqués le hissent sur le toit et lui passent une corde autour du cou tandis qu'il s'agenouille. [...] La main [du plus costaud] resserre le nœud coulant. On lui verse de l'essence sur la tête et il frémit. Puis il lève les yeux et prononce les derniers mots qui sortiront de sa bouche sur cette terre.
- Ne me brûlez pas, implore-t-il.
Il s'est résigné à sa mort, à sa disparition inéluctable ce soir, mais il ne veut pas brûler.
Je vous en prie, Seigneur, ne les laissez pas me brûler...
L'homme au tatouage aveugle Errol en projetant le reste du bidon dans ses yeux puis descend du camion.
Errol Rich se met à prier.
[...]
L'homme au tatouage tape un coup sec sur le toit de la Lincoln. Le moteur rugit, la voiture regimbe une ou deux fois comme un bœuf au bout d'une corde avant de démarrer dans un nuage de poussière, de feuilles mortes et de fumée d'échappement. Errol Rich semble un moment figé en l'air puis son corps se déplie. Ses longues jambes descendent vers le sol mais ne l'atteignent pas, ses pieds décochent dans l'air des ruades impuissantes. Un gargouillis sort de ses lèvres et ses yeux saillent quand la corde lui serre le cou, de plus en plus fort. Le visage congestionné, il est pris de convulsions, des gouttes rouges parsèment maintenant son menton et sa poitrine. Une minute s'écoule et Errol continue à lutter.
Sous lui, l'homme au tatouage prend une branche entourée d'un chiffon de lin imbibé d'essence, l'allume et fait un pas en avant. Il lève la torche pour que le Noir puisse la voir, l'approche de ses jambes.
Errol s'embrase et, malgré la pression sur sa gorge, il parvient à pousser un cri, un long ululement aigu, la marque d'une souffrance atroce. Il pousse un second cri et les flammes lui entrent dans la bouche, ses cordes vocales se mettent à brûler. Il rue encore et encore tandis qu'une odeur de viande grillée emplit l'air, jusqu'à ce qu'enfin il cesse de bouger.
L'homme qui brûle est mort.
John Connolly, Le baiser de Caïn, 2002, Presses de la Cité, 2003
1. NYTimes | SouthernTruth [T]
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