Le Nouvel Observateur, 28 novembre 2002
[…] nous ressentons tous le désir de bonheur et le désir de vérité. La sagesse apparaît à l’articulation de ces deux désirs. C’est un état qui permet de vivre à la fois ces deux amours. La sagesse est un bonheur vrai, par opposition à tous ceux qu’on obtient à coups d’illusions, de mensonges ou d’euphorisants.
Aujourd’hui, le «marché» de la sagesse est pléthorique, avec une tendance au bricolage: on combine le zazen avec Sénèque…
Chacun fait ce qu’il veut, mais il y a plus à apprendre dans une tradition qu’on creuse à fond que dans quinze traditions à la compatibilité problématique. Il y a des trésors de sagesse dans le bouddhisme, la méditation assise est un vrai chemin. Mais aussi un vrai travail: avec deux heures de zazen par semaine, on n’ira pas très loin. [La philosophie occidentale, malgré son caractère exclusivement intellectuel,] a accumulé de telles richesses de pensée qu’on ne peut lui reprocher d’avoir négligé l’aspect corporel. D’ailleurs, plus on avance, plus on s’aperçoit que la quête de sagesse n’est le plus souvent qu’un rêve narcissique. [Tout ce qui tourne autour du développement personnel, se] soucier de son bonheur, c’est encore être prisonnier de l’ego, de la peur, de l’espérance. Toute espérance est égoïste et narcissique. Il faut s’en affranchir. La philosophie est ce travail sur soi qui tend à se libérer de soi. La sagesse n’est pas quelque chose comme un narcissisme heureux. Au fond, quand on est «libéré de l’ego», comme on dit en Orient, le monde entier se donne à connaître et à aimer. Le sage se reconnaît à ce qu’il ne s’intéresse plus à la sagesse, parce qu’il a cessé d’y croire.
Il n’y a pas de sage?
C’est ce que disaient les stoïciens. Pour les épicuriens, il y en a au moins un: Épicure. Le Bouddha dit: si tu rencontres Bouddha, tue-le. Il n’y a donc pas de sage, si l’on entend par là une vie totalement réussie, comme dirait […] Luc Ferry. Au fond, le Bouddha veut nous le faire comprendre: la sagesse n’est pas le problème. Il faut vivre le plus intelligemment possible…
[…] Mais il y a deux sagesses, en grec: il y a phronèsis, qui est la sagesse pratique, l’art de faire des choix intelligents pour vivre le plus heureusement possible; et il y a sophia, la sagesse théorique ou contemplative, l’expérience d’une vérité impersonnelle, un rapport vrai au vrai, libéré de l’ego. Nous avons tous, hors de nos moments de sottise et d’illusion, des expériences de vérité, qui sont des états du corps, et qui se reconnaissent à une certaine simplicité, une plénitude, un silence, une certaine éternité. […] chacun peut éprouver des expériences de sagesse, de béatitude, comme dirait Spinoza.
N’y a-t-il pas là un danger de démobilisation, de résignation? Seule la révolte vise à changer les choses… La sagesse suppose que l’on se satisfasse de la situation, ou qu’on s’en désintéresse…
Bien sûr, il vaut mieux ne pas mourir de faim, ne pas trop souffrir, ni être trop névrosé pour atteindre la sagesse. Mais c’est là un reproche à faire à la misère, à la souffrance et à la névrose – non à la sagesse. Plus important: c’est vrai, tous les sages le disent, la sagesse est du côté du «oui», ce que Nietzsche appelle l’ amor fati [1], l’amour du destin. Mais loin d’annuler la révolte, cet acquiescement à la vie telle qu’elle est revient à dire oui aussi à la révolte, qui en fait partie. Le sage est un homme d’action, libéré qu’il est de ce qui nous empêche d’agir – l’égoïsme, la lâcheté, tout ce qui relève du «cher petit moi», comme disait Kant. Dire oui est même la condition de l’action: on ne peut transformer le monde que si on accepte de le voir tel qu’il est. On ne peut soigner une maladie, un cancer, qu’à la condition de dire: oui, j’ai un cancer.
[…] il faut distinguer deux oui: il y a un oui d’approbation, c’est le oui religieux: le stoïcien dit oui à tout, parce que tout est bon, parce que le monde est Dieu. Le chrétien dit oui à la providence, c’est-à-dire à Dieu qui a tout créé. Et puis il y a un autre oui, celui des épicuriens, de Spinoza, c’est le oui d’affirmation de Nietzsche, qui est le contraire exact du stoïcisme: il dit oui à tout, non parce que tout est bon – ce à quoi il ne croit aucunement, pour lui le fond de l’être est une volonté de puissance aveugle, cruelle, ce qu’il appelle le chaos – mais parce que tout est, parce que tout advient. Il s’agit d’une pensée «tragique»: il faut dire oui, joyeusement, à la souffrance et à l’horreur qui font partie du réel, non pour se résigner à leur existence, mais pour se donner les moyens de les affronter. ■
Propos d’ André Comte-Sponville, philosophe, recueillis par Ursula Gauthier
1. «Ma formule pour ce qu'il y a de grand dans l'homme est amor fati: ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l'inéluctable, et encore moins se le dissimuler - tout idéalisme est une manière de se mentir devant l'inéluctable - mais l'aimer...» (Friedrich Wilhelm Nietzsche, Ecce homo, Pourquoi je suis si avisé ) [T]
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