Le Courrier, 5 juillet 2008
Quel statut pour les animaux? La question agite le législateur, soucieux d'accroître le bien-être animal en accord avec les intérêts humains, et les radicaux de l'«antispécisme», qui prônent l'égalité pour tous les êtres vivants. […]
Le monde traverse une crise alimentaire sans précédent. Or l'économiste Jeremy Rifkin l'écrivait en 1992 dans son essai cinglant intitulé «Beyond Beef»: s'il y a surpopulation, elle est avant tout bovine! Le milliard et demi de têtes de bétail qui foule la planète occupe un quart des surfaces arables et consomme 60% de la production mondiale de céréales. Depuis les années 1950, la production annuelle de viande a été multipliée par cinq, atteignant 265 millions de tonnes. Elle devrait encore doubler d'ici vingt ans. Chaque jour, les abattoirs des États-Unis réduisent en steaks, côtelettes et ailerons 23 millions d'animaux, soit 16 000 par minute. À cette grande boucherie s'ajoutent le commerce de la fourrure, l'expérimentation, la corrida, les zoos, voire la domestication comme manifestations du calvaire des bêtes au royaume des humains. Pourtant, nos enfants et leurs nounours en sont convaincus, nous aimons les bêtes!
C'est en réaction à cette «schizophrénie morale» qu'une discipline est apparue au milieu des années 1970, d'abord en Angleterre: l'éthique animale. Des ouvrages comme «Animal Liberation», du philosophe et éthicien Peter Singer, et «Animal Rights», du théologien anglican Andrew Linzey, ont posé en termes radicaux le problème du statut moral des animaux. En se basant sur la propension des animaux à souffrir – incontestable du point de vue scientifique –, ils ont prôné l'égalité entre animaux humains et non humains.
Une remise en cause du spécisme, cette idée profondément ancrée – en particulier dans les civilisations de tradition monothéiste – selon laquelle les humains sont fondés à exercer leur domination sur les autres espèces. L'antispécisme a fait école, inspirant l'activisme clandestin de l'Animal Liberation Front, connu pour ses libérations d'animaux spectaculaires. Le mouvement s'est attiré de violentes critiques dans le monde scientifique, mais le débat est ouvert, qui débouche parfois sur de vraies réformes (lire page suivante). ■ Roderic Mounir
Qu'est-ce que le «statut moral de l'animal»?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer: Il s'agit de déterminer si l'animal est un «agent» ou un «patient» moral. A-t-il des responsabilités ou non? Avons-nous des responsabilités envers lui, et si oui, qu'est-ce que cela implique? L'éthique animale étudie donc notre responsabilité morale envers les bêtes. À l'heure actuelle, nous les traitons de manière instrumentale: pour la consommation, la compagnie, le divertissement, ils servent avant tout notre plaisir égoïste. Y compris lorsque nous avons l'impression honnête de donner beaucoup d'«amour» à certains d'entre eux, nos chers animaux familiers (que nous prenons trop souvent pour des animaux familiaux, la distinction étant pourtant importante). Or, comme le dit Peter Singer, notre réflexion ne doit pas se baser sur l'amour des animaux – tout comme il n'y a pas besoin d'aimer les Noirs pour abolir l'esclavage – mais sur une exigence de justice.
L’'éthique animale remonte à Rousseau, voire à Aristote et Plutarque. Comment se fait-il que l'on n'ait pas retenu cet aspect de leur philosophie?
[…] la question animale n'est pas considérée comme majeure dans nos sociétés imprégnées d'humanisme – une philosophie de rupture avec l'animalité, qui a placé l'humain au centre et l'univers tout autour. Cette pensée anthropocentriste a une mémoire sélective, elle oublie la continuité entre les espèces pour mieux célébrer la liberté de l'homme – à l'image d'un Luc Ferry aujourd'hui [philosophe et ancien ministre de l'Education, auteur en 1992 du «Nouvel Ordre écologique», ouvrage critique de l'écologie radicale, qui défend le principe de la nature soumise aux besoins des humains]. Or la continuité ne date pas de Darwin et l'évolutionnisme, on en trouve déjà la trace chez Aristote!
Le rôle de la théologie chrétienne
Le catholicisme a établi une hiérarchie nette. Pour Saint Thomas
d'Aquin, l'animal est inférieur à l'homme car dépourvu d'intention
morale et de volonté. Chez les protestants et les anglicans, on trouve
davantage de défenseurs des animaux, comme le révérend Andrew Linzey,
actuellement titulaire à Oxford de la première chaire de «théologie et
bien-être animal» au monde.
Le caractère anthropocentrique de la Bible est équivoque: la Genèse
contient des passages cités par les végétariens [1]; d'autres suggèrent
que Dieu a créé les animaux pour être utilisés et notamment mangés par
l'homme. Les apôtres auraient été végétariens; le message est donc
difficile à établir. Ce sont avant tout des raisons sociales et
instrumentales qui dictent nos comportements. La tradition exonère
beaucoup de choses, y compris les exceptions culturelles les plus
irrationnelles comme la corrida en Espagne, au Portugal et dans le sud
de la France. Ou le foie gras, dont la France est productrice à 95%,
mais que la Commission Européenne condamne.
Le dénigrement de l'animal est-il une faillite de l’humanisme?
Le projet cartésien est celui de la soumission de la nature par l'homme. Kant prend en compte la souffrance animale mais uniquement par rapport à l'homme – en vertu de sa mauvaise conscience […]. L'animal reste un moyen, pas une fin. Dans la tradition anglo-saxonne, on a réfléchi de manière plus pragmatique à la «communauté de souffrance» entre humains et animaux. Jeremy Bentham [philosophe utilitariste anglais, 1748-1832] a questionné le rapport entre notre intelligence supérieure et la souffrance animale. Il s'est demandé si la première exonérait la seconde, répondant par la négative. On trouve chez Rousseau, avant lui, un raisonnement similaire.
L'homme a une capacité de sophisme incroyable. [L'argument qui consiste
à dire qu'avant la défense des animaux, il vaudrait mieux se préoccuper
des humains] suggère un ordre de priorité, or on ne résoudra jamais
tous les problèmes des humains, cela ne doit donc pas nous empêcher de
nous préoccuper de ceux des animaux. Acheter des œufs de poules élevées
en plein air n'interdit pas de faire des dons à la Croix-Rouge!
Le problème, c'est que ceux qui tiennent le raisonnement que vous
évoquez ne font généralement rien, ni pour les humains ni pour les
animaux. Ce qui importe, c'est la continuité entre les espèces. La
preuve est qu'en Angleterre et aux États-Unis, ce sont les mêmes qui
ont aboli l'esclavage et formé les premières ligues de défense des
animaux. Qu'on songe aussi à l'humanitarisme global du Dr Schweitzer et
de Gandhi.
[On peut établir un parallèle entre spécisme et racisme.] Le terme a d'ailleurs été créé selon la même logique grammaticale par Richard Ryder [psychologue et philosophe, pionnier du mouvement de libération animale à Oxford en 1970]. Dans un cas, il s'agit de la discrimination selon la race, dans l'autre selon l'espèce. Dans les deux cas, on observe la même rhétorique des exploitants, l'emploi des mêmes euphémismes pour caractériser leur activité. Les industries de la viande et de la fourrure évitent autant que possible les images pouvant susciter l'empathie envers les animaux, tout comme les propriétaires d'esclaves dissuadaient la population de s'approcher des champs où trimaient les esclaves. De là à penser qu'on abolira l'exploitation animale car on l'a fait pour les esclaves, il y a un gouffre: l'esclavage a été aboli parce que les esclaves ont été reconnus comme des humains, ce qui ne sera évidemment jamais le cas des animaux.
[Les animaux sont donc condamnés à être exploités par les humains.] À moins de prôner l'absence d'interaction entre les deux groupes, voire la disparition de l'humanité pour le bien des autres espèces, comme le font certains groupes extrémistes. Je ne crois pas à l'abolition, mais plutôt à une amélioration du bien-être animal: un chien mis au service d'un aveugle ou d'une enfant autiste n'est pas nécessairement malheureux. Tous nos rapports avec les bêtes ne se résument pas à la torture!
Propos de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, philosophe et juriste spécialisé en droit international, recueillis par Roderic Mounir, à l'occasion de la publication de son livre, «Éthique animale», Presses Universitaires de France. J.-B.J.V. a enseigné l'éthique à la Faculté de médecine vétérinaire de l'Université de Montréal.
1. Genèse 1:29: «Et Dieu dit: Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la semence: ce sera votre nourriture.»
Lire:
- «Éthique animale», Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, PUF, 2008
- «Nous sommes ce que nous mangeons», Jane Goodall & Gail Hudson et Gary Mcavoy, Actes sud, 2008
- «Comment vivre avec les animaux?», Peter Singer, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2003 et «La libération animale» de Peter Singer, 1975 (trad. 1993), Grasset
- Dernier numéro des « Cahiers antispécistes» ( février 2008) consacré à «l'abolition de la viande»
- Site de la Commission fédérale d'éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain: CENH
- Site de l'Office vétérinaire fédéral: OVF. On y trouve le texte de la nouvelle Loi sur la protection des animaux et un concours intitulé «Mon animal, j'en prends soin!»
- Site des antispécistes
vaudois: LausAnimaliste ATRA
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