Le Courrier, 9 août 2008
Diabolisés, divinisés, mythifiés: depuis la nuit des temps, sur tous les continents, les animaux sont à la base des récits fondateurs de l'humanité, au cœur de ses échafaudages culturels et idéologiques. «Parler de l'animal, c'est parler de soi-même: l'être humain est un animal!. [Philippe Borgeaud, professeur d'histoire des religions à l'université de Genève]» Mais c'est aussi, toujours, parler des dieux. «Tous les récits premiers mettent en scène la relation humains-dieux-animaux, et toutes les religions sont construites autour de ce triangle.»
En Égypte par exemple, les animaux sont «presque un langage» [P.B.], ils dominent les hiéroglyphes et expriment la nature et les qualité des dieux (Anubis a une tête de chien, Bastet est une femme à tête de chat, Apophis est figuré par un serpent, etc.) – tout comme dans les civilisations indienne, chinoise ou japonaise. Ils sont au centre des représentations cosmogoniques des indigènes d'Amérique du Sud et du Nord, essentiels dans le chamanisme, la mythologie grecque et les fables. Plus près de nous, la littérature abonde toujours de figures animales. Des contes de fée aux loups-garous, des dragons et autres vampires à Moby Dick et Crin Blanc en passant par la figure du chat baudelairien, les animaux expriment les désirs ou les angoisses de l'être humain et traduisent ses relations avec le monde qui l'entoure. Aujourd'hui, les littératures métaphoriques que sont la science-fiction, le fantastique et la fantaisie mettent en scène des enjeux contemporains en réactivant un fonds mythologique commun.
«Les premières représentations préhistoriques figurent des animaux»[, comme par] exemple les fresques de la grotte de Lascaux [P.B.]. C'est que les premiers peuples étaient chasseurs, en contact continu avec le monde animal. Pour les chasseurs, l'animal vient d'ailleurs: «Il renvoie toujours à une sorte d'au-delà, dans un rapport anthropomorphe – dans leurs récits, les animaux vivent dans une sorte de monde parallèle au nôtre, mais invisible.» Lors de la révolution du néolithique (10 000 à 3000 av. J.-C.), le passage de la chasse à l'agriculture et à l'élevage transforme le statut de l'animal, devenu domestique, donc plus proche. Surgissent alors les premières figurations divines – Athéna, Zeus ou Jéhovah –, qui succèdent aux dieux esprits ou animaux. «Les dieux et les sacrifices sont apparus au moment où on passe de la religion de la chasse à la religion de l'élevage. Cela pourrait être lié à une nouvelle ritualisation du rapport à l'invisible», avance l'historien des religions.
Le monde d'alors est magique. L'animal représente des forces et des qualités qu'il ne faut pas contrarier, mais il est également nécessaire aux hommes pour se nourrir, se vêtir, etc. «Toutes les sociétés versent le sang de l'animal, métaphore du sang humain. Manger un animal fait ressurgir le fantasme de cannibalisme. D'où la nécessité de ritualiser le meurtre de l'animal, pour ne pas déranger l'ordre du monde et évacuer cette culpabilité fondamentale. [P.B.]» Dans les rituels de chasse, les chercheurs ont ainsi identifié l'existence de «comédies d'innocence», où on fait porter la faute du meurtre à quelqu'un d'autre. Quant aux sociétés de l'élevage, elles ont mis en place le rituel du sacrifice – qui concerne surtout les animaux domestiques. Son origine est expliquée dans de nombreux mythes, et sa pratique souvent définie par les textes religieux.
L'abattage rituel a disparu des sociétés chrétiennes [1], mais il est toujours pratiqué dans l'islam et dans le judaïsme. Globalement, nos sociétés occidentales cachent aujourd'hui le meurtre des animaux derrière les murs des abattoirs, lieux froids et industriels où l'animal, tué à la chaîne, semble réduit à une chose: «Mais c'est aussi une façon de ritualiser. [P.B.]»
Toute culture possède en outre son système d'interdits alimentaires, «qui n'est pas basé sur des raisons diététiques» [P.B.]. Cette classification, qui définit quels animaux sont purs et impurs, soit comestibles ou non [2], est à l'image d'un certain ordre social. «On a montré une homologie entre la manière dont une société classe les animaux (domestiques, sauvages, comestibles ou non) et les règles en vigueur au niveau du mariage (les individus plus ou moins épousables selon leur proximité). [P.B.]» D'où la fréquente utilisation de métaphores animales pour qualifier les femmes dans les sociétés primitives – une louve, animal à la fois sauvage et proche du chien, désignait ainsi une prostituée.
Sacrifices et interdits alimentaires s'intègrent dans un système symbolique dont la tâche est de régler les relations entre hommes, dieux et animaux. Mythes et religions représentent souvent des conflits d'origine, où les trois entités doivent se distinguer. Dans la Genèse, les animaux paraissent avant Adam, qui doit les nommer; dans certaines versions, il n'est pas satisfait et Dieu doit créer la femme. Adam et Ève sont chassés du paradis car ils ont mangé le fruit – tabou – de l'arbre de la connaissance.
Dans les fables, les animaux, anthropomorphiques, servent à distiller une morale. «Universelles, les fables se sont largement diffusées dans le temps et l'espace. On les trouve aussi bien dans l'Égypte ancienne, où des images montrent des animaux qui discutent et vont à l'école, qu'au Japon ou en Grèce. [P.B.]» Les fables du corbeau et du renard, du lion et du rat, ou du renard et de la cigogne sont attribuées au Grec Ésope (VIIe siècle–VIe siècle av. J.-C.), inspirateur de Jean de La Fontaine. Plus près de nous, c'est par son célèbre La Ferme des animaux que George Orwell a dénoncé le stalinisme.
Si le monde des fables est stable, celui des mythes abonde en métamorphoses et autres êtres hybrides. Dans la mythologie grecque, les dieux doivent prendre forme humaine ou animale pour apparaître aux hommes, alors que la métamorphose de ces derniers est une punition définitive. Un vaste jeu symbolique qui «propose des énigmes, mais pas de réponses» [P.B.]. D'Ovide à Kafka, les métamorphoses reflètent aussi la peur de l'autre, de l'étranger en soi.
Car l'homme est perplexe devant des forces qui demeurent pour lui mystérieuses: les figures mi-hommes mi-animales reflètent son angoisse face à une frontière entre humanité et animalité perçue comme incertaine. Dans la mythologie grecque, le centaure ou le satyre, mi-chevaux mi-hommes, «mêlent sauvagerie extrême et grande culture» [P.B.]: parmi les centaures brutaux et sauvages vit ainsi Chiron, grand sage, musicien, éducateur d'Achille et de Jason, qui connaît les plantes et possède des savoirs que les hommes n'ont pas. Quant au dieu Pan, mi-homme mi-chèvre, il a lui aussi un pied dans la nature, l'autre dans la culture.
Ces figures fabuleuses et monstrueuses ont peuplé l'imaginaire religieux jusqu'au Moyen Âge. Les gargouilles perchées sur les églises et cathédrales n'ont rien à voir avec les récits bibliques. Ces «grotesques», animaux étranges, se trouvent dans les marges – celles des cartes géographiques, celles des cathédrales. «C'est une façon d'entourer la normalité civilisée par une altérité inquiétante, une survivance du paganisme qu'on n'a jamais vraiment quitté [P.B.]». Ainsi, le Moyen Âge est riche en sorcières, mythes de l'homme sauvage, dragons, monstres imaginaires et autres loups-garous.
De nos jours, l'industrialisation de la société a éloigné l'homme du règne animal et la science a contribué à le démythifier. Après la psychologie et la psychanalyse, qui ont expliqué nos pulsions inconscientes, l'émergence de l'éthologie a permis de mieux connaître les animaux, devenus du coup moins effrayants. «On était plus loin des animaux au XIXe siècle, quand on ne prenait pas leur souffrance en compte. On leur prête aujourd'hui des sentiments et une certaine intelligence. [Claude Ecken, écrivain français de science-fiction]» Nathalie Labrousse, philosophe et spécialiste des littératures de l'imaginaire, voit dans le succès du végétarisme «la redécouverte de la proximité avec l'animal, liée à un interdit alimentaire». C'est aussi le retour d'une certaine culpabilité, alors que des espèces sont menacées et que la planète est en danger.
Mais certaines expérimentations scientifiques posent à nouveau la question des limites entre humains et animaux [3]. «Démythifier le monde animal était-il une bonne chose? Les mythes créaient des interdits qui permettaient de respecter un certain ordre du monde. [Lucie Chenu, anthologiste française de science-fiction]» En commençant à démontrer l'interaction nécessaire entre tous les éléments du vivant, la recherche écologique obligera peut-être les humains à repenser le monde entier comme un système. ■ Anne Pitteloud
1. Entre le IIe et le IVe siècle, le christianisme primitif a de plus en plus horreur des sacrifices sanglants. «Chrétiens comme païens sont dégoûtés, et le disent. [P.B.]» C’est alors que s’élabore l’eucharistie: «En s’offrant comme victime à Dieu pour sauver l’humanité définitivement, le Christ se présente comme l’agneau du dernier sacrifice. Après lui, le sacrifice a été aboli.»
2. Beaucoup de ces systèmes interdisent les animaux carnivores; alors que manger du chien est autorisé en Chine, il est tabou en Europe comme l’a longtemps été le cheval. Ainsi le Gaulois Vercingétorix, chef d’un peuple cavalier, aurait été vaincu à cause de son refus de manger du cheval lors du siège d’Alésia par les Romains. Affamés, lui et ses hommes ont capitulé.
3. En 2007, le gouvernement britannique a par exemple autorisé la création in vitro de «chimères» dans le cadre de recherches sur les cellules souches: il s’agit de placer des noyaux de cellules humaines au sein d’ovocytes animaux.
Qui a peur du loup?
La figure du loup-garou, cet homme qui prend les attributs d'un loup pour traquer ses semblables les nuits de pleine lune, émerge entre le VIIIe et le Xe siècle. Elle naît de la peur du loup, fondée sur des attaques bien réelles – qui ont aussi donné naissance à la légende du monstre du Gévaudan sous l'Ancien Régime. «Le loup-garou est l'une des dernières formes de chamanisme dans le monde chrétien. [Michel Porret, historien]» Comme les vampires, il est une créature du diable et craint le sacré: on s'en protège notamment avec de l'eau bénite.
«Au XVIe siècle, le loup-garou symbolise une forme de folie, qui touche des hommes en déficit de masculinité. [M.P.]» En psychiatrie, on appelle aujourd'hui «lycanthropie» la monomanie selon laquelle le malade se croit changé en loup. Le loup-garou représente aussi une figure sexuelle, reprise par le cinéma fantastique dès les années 1930.
Depuis la fin du XIXe siècle, la figure du loup a évolué. L'industrialisation de la société et la confrontation à la barbarie de l'homme ont relativisé le danger. «Le XXe siècle remet en cause l'image du loup prédateur, le méchant des contes. On commence à en rire – avec Tex Avery – et à le protéger. Le film Wolfen (1981) montre des scènes du point de vue du loup. [Lucie Chenu, auteure de science-fiction]» L'image d'un loup devenu «bon», qu'on tente aujourd'hui de réintroduire après avoir passé des siècles à vouloir s'en débarrasser, montre «l'évolution de notre relation au monde animal».
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