L'Hebdo, 10 juillet 2008
Spéculation sur les bulbes de tulipe en Hollande au XVIIe siècle
Venue de Constantinople, la tulipe arrive aux Pays-Bas à la fin du XVIe siècle. Cette simple fleur fera l'objet d'un tel engouement de la part des Hollandais qu'elle sera au cœur de l'une des premières folies spéculatives de l'histoire: la «tulipomania» [1]. Cette manie collective s'est développée de 1634 à 1637, avec un pic d'euphorie à la fin de l'année 1636. La Hollande du XVIIe siècle est un pays riche, ayant su tirer profit du commerce international et développer sur son territoire des industries de transformation, telles que des chantiers navals, des raffineries de sucre, des savonneries et autres manufactures de tabac. Les intérieurs des bourgeois sont cossus et même les simples artisans jouissent d'un niveau de vie bien supérieur à celui de leurs homologues d'autres pays européens. Un environnement de prospérité générale propice au développement d'une «tocade» collective pour un bien de luxe d'un nouveau genre: la tulipe! Nobles et riches bourgeois se devaient d'embellir leurs jardins des corolles de diverses espèces de cette fleur. L'investissement sur la tulipe ou plutôt le bulbe de tulipe, apparaît alors comme un placement sûr à de plus en plus de gens, y compris parmi les plus modestes qui mettent eux aussi leurs biens en gage pour acheter des bulbes.
Chaque ville a son marché spécialisé. Les achats ont lieu toute l'année pour livraison, à terme, de bulbes arrivés à maturité. Une sorte d'embryon [de spéculation sur des profits] à venir se développe ainsi, où le paiement des acomptes, faute de crédit bancaire suffisant, se fait souvent en nature. La spéculation se fixe sur quelques variétés rares de fleurs comme le Semper Augustus, avant de s'étendre au plus fort de la bulle, en novembre, décembre 1636 et janvier 1637 - à tous les types de bulbe, même les plus communs.
Les documents de l'époque gardent trace des acomptes que les acheteurs acceptaient de verser. [...] des acomptes aussi variés que des parcelles de terrain, une maison, des meubles, des récipients en argent ou en or, des tableaux, un costume, un coche et une paire de chevaux gris pommelés... [Simon Schama, historien, in: The Embarrasment of Richs] [2] Outre l'effet de la mode, la fièvre acheteuse pourrait avoir été alimentée par une maladie des tulipes, dotant chaque fleur d'une forme et de couleurs propres.
L'emballement du marché incite les producteurs à augmenter les quantités à la vente. D'où une pression à la baisse sur les prix.
L'histoire n'a pas retenu le vrai signal déclencheur de la brutale diminution de la valeur des bulbes, à l'orée de 1637. Sans doute quelques riches possesseurs d'oignons de tulipe ont-ils réalisé qu'ils ne valaient décidément pas un à trois tableaux de Rembrandt chacun. En février 1637, la panique gagne en quelques jours et les prix sont rapidement divisés par dix. De nombreux notables sont ruinés. Le pays traverse alors ce qu'on appellerait aujourd'hui une récession. Les Hollandais n'en ont pas pour autant renoncé aux charmes de la tulipe: cette fleur, que plus personne n'aurait idée de considérer comme un bien de luxe, reste une de leurs principales exportations. ■ Geneviève Brunet
1. Valcourt |
Wikipedia | Businessweek
2. Un marchand "fou" pour un bulbe 'Vice Roy' donna 2 chargements de blé, 2 chargements de seigle, 4 bœufs, 8 porcs, 12 moutons, 2 barriques de vin, 4 barriques de bière, 2 caisses de beurre, 1000 livres de fromage, 1 lit incluant le matelas et les oreillers, divers costumes et un pot en argent! [John Kenneth Galbraith]
Jan Bruegel le Jeune (1601-1678) a représenté les marchands de tulipes sous l'apparence de singes.
Les moments clés
- Milieu du XVIe siècle - Les premiers bulbes de tulipe - venant de Constantinople - sont importés aux Pays-Bas
- 1623 - Une variété rare - Semper Augustus - vaut 1000 florins.
- Début 1637 - La «tulipomania» bat son plein: des riches marchands aux rentiers plus modestes, nombreux sont ceux qui spéculent sur les hausses à venir des prix des bulbes. On s'endette pour acheter, et certaines transactions portent sur une portion de bulbe. Au sommet de la bulle, un Semper Augustus s'échange pour 5500 florins, soit 15 fois le salaire annuel d'un artisan.
- Février 1637 - Les cours s'effondrent en quelques jours.
- 1642 - Un bulbe de tulipe ne vaut plus qu'un dixième de sa valeur d'avant le krach.
Rembrandt a craqué
Rembrandt Harmenszoon van Rijn - le célèbre peintre connu sous le nom de Rembrandt - avait 30 ans en 1636. Après avoir résisté quelque temps à la folie spéculative ambiante sur les bulbes de tulipe, il a - comme nombre de ses contemporains - engagé une partie de ses florins dans l'achat de bulbes. Il y perdit, comme beaucoup de personnages de l'époque, une partie de sa mise. Rembrandt a peut-être fini par craquer le jour où il a constaté qu'un simple bulbe de tulipe s'échangeait pour trois fois le prix d'un de ses tableaux...
La «tulipomania» a inspiré plus d'un peintre de l'époque. Un tableau [de Philippe de Champaigne] - appartenant au courant dit des «Vanités», peint pendant cette période du XVIIe siècle, [...] - montre ainsi un crâne à côté d'une superbe tulipe. Le crâne rappelant à celui qui le regarde qu'il est mortel et la tulipe - à l'instar d'autres symboles plus usités aujourd'hui - qu'on n'emporte dans la tombe ni la fortune ni les beautés de ce monde. ■
Les crises financières
«Les crises financières surviennent dans les phases hautes des cycles économiques. [...] Une crise financière marque l’apogée d’une phase de croissance et annonce un retournement de tendance. [Charles Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière]»
Retournement d’autant plus violent que la spéculation a été intense dans la période d’euphorie. De crise en crise, le piège qui se referme sur les derniers à tenter de réaliser leurs plus-values ou – au
moins – de récupérer leur mise initiale est le même: la liquidation se fait parfois dans le bon ordre, mais le plus souvent dégénère en panique, «quand on s’aperçoit qu’il n’y a pas suffisamment d’argent en
circulation pour permettre à tous de réaliser les plus-values attendues». [Le modèle d’analyse retenu par Kindleberger] – celui de Minsky qui recense quatre phases successives: changement dans l’environnement économique, euphorie spéculative, début de prises de gains par les investisseurs les mieux informés, période de détresse financière pour les acteurs restés sur le marché lorsque les vendeurs
sont durablement plus nombreux que les acheteurs – s’applique aussi bien à la spéculation sur les bulbes de tulipe du XVIIe siècle en Hollande qu’aux
krachs boursiers plus récents. La spéculation, qui
incite à acheter très cher parce qu’on espère vendre rapidement encore plus cher, est peut-être aussi vieille que les marchés. Et les mêmes causes produisant les mêmes effets, les crises financières ont de beaux jours devant elles. ■
Commentaires