Le Monde diplomatique, mars 2002
Notre société «est coincée sur la mince passerelle du présent» [Milan Kundera]
Le XXe siècle a été l’époque des prévisions arrogantes, presque toujours démenties. Le XXIe siècle sera celle de l’incertitude, donc de la prospective. Moins que jamais, nous ne saurions prédire dans quel
temps nous vivrons. Une révolution majeure, en effet, s’est produite dans la conception scientifique du temps. Selon la
théorie classique, celle de
Newton, le temps s’écoulait uniformément, à la même vitesse, il était universel, absolu et neutre. En ce sens, le passé et l’avenir étaient identiques.
Nous savons qu’avec la théorie moderne de la relativité, formulée par
Einstein, la notion du temps
[1] a été profondément remaniée. Le concept d’
espace-temps [2]s’est imposé, et s’est substitué aux notions séparées d’espace et de temps. Le temps a alors perdu son idéalité physique et newtonienne. Du fait qu’on ne peut aller plus vite que la vitesse de la lumière, on ne saurait remonter dans le passé.
Interrogé sur l’avenir du temps, le prix Nobel de chimie belge Ilya Prigogine a tenté d’aller plus loin en introduisant l’
idée d’incertitude
[3] dans l’idée de temps [in: «Flèche du temps et fin des certitudes», Les Clés du XXIe siècle, Unesco/Seuil, 2000]. Cette idée d’incertitude sera peut-être le fait marquant du XXIe siècle. Ilya Prigogine montre que les lois réversibles de Newton ne concernent qu’une faible fraction du monde dans lequel nous vivons. Certes, elles permettent de décrire le mouvement des planètes. Mais ce qui s’y passe - la géologie, le climat, la vie - exige la formulation de lois qui impliquent des phénomènes irréversibles.
Mesurons-nous assez la révolution que ces découvertes introduisent dans la notion du temps? Voici venue la fin des certitudes: le temps n’a pas un avenir, mais des avenirs. Car la nature est désormais imprévisible: elle est histoire.
Quelle conception de l’histoire et de l’avenir du temps se fait jour dans cette révolution épistémologique? Précisément, celle de la liberté. «La trajectoire de l’histoire n’est pas celle d’une bille de billard, qui, une fois découlée, parcourt un chemin défini: elle ressemble plutôt au mouvement des nuages, au trajet d’un homme errant par les rues, dérouté ici par une ombre, là par un groupe de badauds ou une étrange combinaison de façades, et qui finit par échouer dans un endroit inconnu où il ne songeait pas à se rendre. [Robert Musil, L’Homme sans qualités, Seuil, 1979]» «La voie de l’histoire est assez souvent fourvoiement. Le présent figure toujours la dernière maison d’une ville, celle qui d’une manière ou d’une autre ne fait déjà plus partie de l’agglomération. Chaque génération nouvelle, étonnée, se demande: qui suis-je? Qui étaient mes prédécesseurs? Elle ferait mieux de se demander: où suis-je? Et de supposer que ses prédécesseurs n’étaient pas autres qu’elle, mais simplement ailleurs. [R.M.]»
Les enjeux de cette révolution sont considérables, tant pour les «sciences dures» que pour les sciences humaines et la prospective. Ilya Prigogine résume ainsi l’ampleur du bouleversement introduit dans la sphère des savoirs: «Sur quelle branche s’engagera le XXIe siècle? Quel futur pour le futur? […] Avec la notion de la probabilité, les idées de l’incertain et des futurs multiples font leur entrée même dans les sciences du microscopique. […] Nous allons d’un monde de certitudes à un monde de probabilités. Nous devons trouver la voie étroite entre un déterminisme aliénant et un univers qui serait régi par le hasard et, dès lors, inaccessible à notre raison.»
Face à ce bouleversement immense de nos conceptions du temps, quoi d’étonnant si nous vivons aussi une crise du temps social et culturel? Comme le disait le philosophe italien Benedetto Croce, l’histoire est toujours contemporaine.
Premier phénomène: la contraction du temps et de l’espace - cette compression qui est au cœur des analyses de la troisième révolution industrielle. Si l’on cherche quelques repères chronologiques sur la contraction du temps dans l’histoire, faut-il rappeler qu’on a commencé de parler de dixième de seconde en 1600, de centième de seconde en 1800, de milliseconde en 1850, de microseconde (millionième de seconde) en 1950, de nanoseconde (milliardième de seconde) en 1965, de picoseconde (millième de milliardième de seconde) en 1970, de femtoseconde (millionième de milliardième de seconde) en 1990, et qu’on parlera probablement en 2020 d’attoseconde, c’est-à-dire de milliardième de milliardième de seconde!
Notre connaissance du temps semble progresser vers une décomposition toujours plus fine, vers l’infiniment bref, dont chaque domaine de la vie sociale, jusque dans la culture, la communication et la politique, semble fournir autant d’exemples parlants. Andy Warhol disait que n’importe qui pourrait devenir célèbre durant quinze minutes à l’âge des médias de masse. Mais déjà, la théorie du marketing tente de nous persuader que sept secondes est la durée maximum d’un message écoutable et audible pour la masse des téléspectateurs. ■ Jérôme Bindé, directeur de la division de l’anticipation et des études prospectives à l’Unesco
1. JournalDuNet | Petit
2. JournalDuNet
3. Astronomes
barbery.net, 12 août 1997
Notre représentation intuitive du temps est qu'il existe un temps
universel, milieu homogène baignant l'univers. Le temps que je vis serait
le même que le temps que vivent les vacanciers qui passent en avion au
dessus de nous, le même que le temps d'un vaisseau d'exploration spatial
circulant entre deux systèmes solaires.
C'est cette représentation du temps que met en cause la théorie de la
Relativité.
1) Le point de départ en est le constat que les ondes radio, les
vibrations, les rayons du soleil, prennent du temps pour aller d'un point à
un autre. Lorsque je suis en face de vous et que je vous parle, les sons
produit par mes cordes vocales mettent du temps (même très court) pour
parvenir à vos oreilles : ma parole et votre écoute sont donc décalées. On
connaît bien cet effet en observant le décalage entre l'éclair (qui frappe
votre rétine à la vitesse de la lumière) et le tonnerre (qui parcourt la
même vitesse et ébranle vos tympans à la vitesse du son).
Toute interaction est donc décalée, autrement dit il n'y a pas
d'interaction instantanée.
Pour qu'existe une interaction instantanée, il faudrait qu'il existe une
vitesse INFINIE. Par exemple, pour entendre le tonnerre instantanément, il
faudrait que le son de l'éclair parcoure la distance qui me sépare de lui
et m'atteigne à l'instant exacte où il éclate, c'est à dire qu'il mettrait
un temps nul pour parcourir une distance : sa vitesse se devrait donc
d'être infinie.
[parenthèse importante: dans la science-fiction, il existe de nombreux
appareils qui permettent l'interaction instantanée. Les fameux "ansibles"
que l'on retrouve chez de nombreux auteurs et qui permettent à des planètes
situées à des millions d'années lumières de communiquer instantanément sont
de ce type. Peut-être que dans quelques siècles, on trouvera un moyen, une
théorie physique, qui permettront les interactions instantanées. Mais pour
l'instant, nous sommes à la fin du 20ème siècle et la science de notre
temps n'a jamais fait l'expérience d'interaction instantanée...]
Reprenons donc: il n'y a pas d'interaction instantanée.
S'IL N'A PAS D'INTERACTION INSTANTANEE C'EST QU'IL DOIT Y AVOIR UNE VITESSE
MAXIMUM POSSIBLE D'INTERACTION.
Il faut impérativement comprendre ce raisonnement pour suivre la suite car
c'est le point capital. Nous avons vu que pour qu'il y ait interaction
instantanée, il faudrait une vitesse infinie. S'il n'y a pas d'interaction
instantanée, c'est donc qu'il y a une vitesse FINIE maximum possible...
Or, dans la nature, ce que l'on constate (en tout cas avec les appareils de
mesure de notre époque et les théories de notre temps), c'est que la
vitesse de la lumière (300 000 km/s) est cette vitesse maximum possible
d'interaction.
2) La question que s'est posée Einstein et qui l'a conduit à sa théorie est
la suivante : imaginons que je chevauche un rayon lumineux comme un cheval
et que je circule par conséquent à 300 000 km/s. Admettons que, chevauchant
ce rayon, me prenne l'envie narcissique de me mirer dans un miroir de poche
que j'aurai emporté avec moi.
Question chouette : est-ce que le miroir reflèterait mon visage?
La réponse ne va pas du tout de soi: les rayons lumineux qui partent de
mon visage vers le miroir vont à la vitesse de la lumière. Or, chevauchant
un rayon et tenant le miroir à bout de bras, le miroir se déplace lui aussi
à la vitesse de la lumière. Par conséquent la lumière ne peut pas rattraper
le miroir qui s'éloigne à la même vitesse que la lumière partant du visage
qui tente de l'atteindre : le miroir reste vide !
Imaginons l'autre possibilité, celle où l'image apparaît dans le miroir.
Les conséquences de cette hypothèse sont tout aussi perturbantes :
imaginons un observateur au sol qui regarderait Einstein chevaucher son
rayon et se mirer dans son miroir qui afficherait bien sa trombine. Dans ce
cas, cet observateur verrait la lumière quitter le visage d'Albert à une
vitesse double de la normale : si Albert se déplace à 300 000km/s et si la
lumière quitte son visage à 300 000 km/s alors la lumière par rapport au
sol devrait se déplacer à 600 000 km/s ! Ce qui est impossible puisque la
vitesse de la lumière est la plus grande vitesse possible !! L'observateur
au sol doit donc voir une vitesse de 600 000km/s comme si elle était de 300
000km/s!
3) Pour se sortir de ce pétrin, Einstein fit appel à un vieux principe posé
par Galilée (1564-1642), le principe de relativité: "tout mouvement
uniforme est relatif et ne peut être détecté sans référence à un point
extérieur".
Concrètement, si vous êtes dans un train totalement silencieux et sans
aucune fenêtre [un sous-marin nucléaire en somme :-)], vous n'avez aucun
moyen de savoir si le train roule ou non. Pour savoir s'il se déplace vous
devez regarder à l'extérieur du train si le paysage défile...
Le principe de relativité, c'est aussi simple que cela.
4) Quel rapport avec le miroir d'Albert?
Très simple: si l'image disparaît du miroir, Albert aurait un moyen de
savoir qu'il se déplace sans regarder à l'extérieur du
wagon-cheval-rayon... Cette conséquence est donc contraire au principe de
relativité!
Albert peut se mirer tant qu'il lui plaît...
Mais alors qu'en est-il de l'observateur au sol et des 600 000 km/s ?!
5) Albert s'est, pour résoudre ce dilemme, posé une question simple :
qu'est-ce que la vitesse?
La vitesse, c'est une distance divisée par du temps v= d / t (comme pour
les kilomètres/heure ou les kilomètres/seconde).
Si Albert voit son visage dans le miroir (si donc la vitesse des rayons de
son visage vers le miroir est bien de 300 000 km/s) et si l'observateur au
sol perçoit la vitesse de ses rayons lui aussi à 300 000 km/s parce que
c'est la plus grande vitesse possible, si donc ces 2 vitesses (v) sont
identiques, c'est nécessairement la distance (d) ou le temps (t) qui ne
sont pas identiques pour Albert et pour l'observateur.
6) Einstein va donc remettre en cause l'hypothèse de la physique classique
newtonnienne selon laquelle les intervalles d'espace et de temps sont
indépendants du mouvement de l'observateur. Einstein va s'attacher à
montrer que L'ESPACE ET LE TEMPS SONT RELATIFS au mouvement de
l'observateur...
Pour nous faire comprendre son hypothèse, il utilise l'image d'un train.
7) Imaginez Albert dans un train qui sera le cadre mobile de référence et
son ami l'observateur, assis sur un talus qui en sera le cadre fixe. Le
train roule.
Ce train comporte un wagon et deux portes de communication pour passer dans
les autres wagons, une à l'avant et une à l'arrière.
--------------------
P P
--------------------
OO OO
Ces portes sont actionnées par un mécanisme photoélectrique: si une
lumière les touche, elles s'ouvrent.
Imaginons qu'au centre du wagon, Albert muni d'une source lumineuse envoie
en même temps un rayon de lumière vers l'avant et un rayon de lumière vers
l'arrière.
--------------------
P <=o=> P
--------------------
OO OO
Pour Albert qui se trouve dans le train, les portes s'ouvriront simultanément.
Mais pour son ami observateur sur le talus, la porte arrière s'ouvrira
avant la porte avant pour une raison simple.
Comme le train roule, la porte arrière avance à la rencontre du rayon
lumineux tandis que la porte avant s'éloigne du rayon lumineux!
Par conséquent: des événements qui sont simultanés par rapport au train ne
sont pas simultanés par rapport au talus et inversement.
Or, tous nos jugements où le temps joue un rôle sont toujours des jugements
sur des événements simultanés, toute mesure du temps repose sur l'idée de
simultanéité. Si je dis qu'un train arrive à 11 h, je ne dis pas autre chose
que la position de la petite aiguille de ma montre sur le 11 et l'arrivée
du train sont des événements simultanés.
Par conséquent, si les événements simultanés sont dépendants du cadre de
référence dans lequel on se trouve (le wagon ou le talus) c'est donc le
TEMPS qui est RELATIF à ce cadre..
Stéphane Barbery
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