Magazine Greenpeace (Suisse), septembre 2008
L’homme est de plus en plus carnivore… Or, ce goût immodéré pour la viande s’avère d’ores et déjà catastrophique sur le plan écologique et social. Si cela continue, le système pourrait bientôt s’effondrer. Et peut-être que cela se produira plus tôt que nous le pensions jusqu’à présent.
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En moyenne, dans le monde, l’homme consomme 40 kilos de viande par an – deux fois plus qu’il y a cinquante ans. Or, comme la population a fortement augmenté pendant cette période, la quantité consommée s’est multipliée par cinq, avec une répartition inégale: les habitants des pays en voie de développement ou émergents ne consomment qu’un tiers des quantités enregistrées dans les nations industrielles, soit environ 28 kilos par an et par personne. Au Burundi, il faut compter 3,5 kilos, au Brésil 82, en Europe 92, et aux États-Unis 120 kilos par an et par personne. Cela ne veut pourtant pas dire que toute cette viande soit réellement consommée: selon les espèces, un tiers de l’animal est constitué d’os et de déchets. C’est ainsi que sur 92 kilos de viande produite, seuls 60 arrivent dans notre assiette.
Les troupeaux qu’il nous faut pour produire toute cette viande sont énormes. Statistiquement, chaque famille de quatre personnes dispose aujourd’hui de onze poulets, d’un mouton ou d’une chèvre, plus d’un demi-cochon et de presque un bœuf entier – au total 21 milliards d’animaux d’élevage qu’il faut engraisser et abreuver. Presque la moitié des aliments produits dans le monde (maïs, huiles, lait ou poisson) sert à nourrir les animaux de boucherie. Dans le jargon professionnel, on appelle cela «valorisation de la marchandise». La consommation de produits carnés a tendance à augmenter… Selon l’ Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture,
la consommation de viande va presque doubler d’ici 2030 dans les pays en voie de développement ou nouvellement industrialisés. Dans les pays occidentaux, elle devrait progresser d’un cinquième.
Nous aurons besoin de 373 millions de tonnes par an – au lieu des 260 actuels, soit un accroissement de 40%! Cette hausse de la consommation n’est pas uniquement due à une croissance de la population mondiale, mais aussi au fait que des personnes gagnent davantage d’argent et peuvent ainsi se permettre une alimentation plus riche. En Inde, on consomme à l’heure actuelle deux fois plus de viande qu’il y a trois ou quatre ans. Avec une population d’un milliard d’habitants, même si la consommation par personne et par an n’atteint guère que 5,2 kilos au total, cela représente tout de même presque la moitié de la quantité de viande produite par l’Afrique.
Les besoins en viande de la Chine sont dix fois plus élevés: la consommation de cette denrée par habitant a quasiment triplé depuis les années 1980, passant à plus de 50 kilos par an. Une augmentation qui a des conséquences dramatiques pour le commerce mondial. En 2007, cet État de 1,3 milliard d’habitants a importé presque la moitié de tout le soja disponible sur le marché mondial – presque deux fois plus que l’Union européenne –, alors qu’en 2005, les quantités consommées étaient inférieures à celle de l’Europe. Récemment encore, l’Empire du Milieu qui est le plus gros producteur de céréales du monde, réussissait à couvrir ses besoins en matière de céréales, de riz et de maïs. Il ne lui est cependant pas possible d’accroître davantage ses rendements. Au contraire, le pays souffre de plus en plus du manque d’eau, des caprices du climat et des pertes de terrain catastrophiques dues à l’érosion, à la pollution et à l’urbanisation. Pour satisfaire l’appétit carnivore d’une population qui ne cesse de croître, le pays va devoir s’assurer des importations de grande envergure à l’avenir – à condition que cela soit possible.
Car les greniers à blé sont déjà pratiquement vides. Voilà plusieurs années qu’à l’échelle mondiale, la consommation de céréales dépasse la production. Les mauvaises récoltes ont considérablement fait diminuer les réserves, celles-ci étant actuellement à leur niveau le plus bas. Plusieurs bonnes récoltes, comme celles attendues en 2008, pourraient certes détendre la situation. Il ne faut toutefois pas s’attendre à ce que l’on atteigne le niveau de réserves qui existait auparavant.
Au contraire, il se pourrait même que la production continue de baisser. Pour le moment, nous utilisons un tiers des terres émergées pour rassasier notre envie de viande. La plus grande partie des pâturages et des terres cultivables dédiées à la production de fourrages, qui représente 40% des terres du globe, se trouve dans des régions connaissant des précipitations irrégulières et particulièrement sujettes à l’érosion. Chaque jour, dans le monde, de gigantesques surfaces de terres fertiles sont perdues à cause du surpâturage et d’une agriculture intensive qui n’est bien souvent pas adaptée aux conditions locales. Chaque année, une surface plus grande que la Suisse est irrémédiablement transformée en désert ou en amas de roches arides.
Dans de nombreuses régions, par exemple en Inde, en Asie centrale ou en Afrique, les puits sont déjà taris ou il faut creuser des centaines de mètres dans le sol pour trouver de l’eau, car toujours plus de terres, d’eau et de céréales sont utilisées par un nombre croissant d’animaux. En Australie, une catastrophe s’annonce déjà. Après des années de sécheresse et des prélèvements d’eau excessifs pour le bétail et l’irrigation des champs, la région du fleuve Murray-Darling, septième plus grand cours d’eau de la planète, réservoir d’eau potable pour trois millions de personnes et jadis grenier à blé du pays, menace de
se saliniser et de s’assécher.
Manger moins de viande pourrait avoir un impact considérable. Tandis que le blé nécessaire à une miche de pain a besoin, pour croître, d’environ 500 litres d’eau, un poulet d’élevage en consomme au moins douze fois plus pendant sa courte vie. Cette eau est notamment utilisée pour les cultures fourragères. Pour produire un kilo de viande de bœuf, il faut huit kilos de céréales et quelque 20 000 litres d’eau. En renonçant à un seul poulet, on peut donc économiser plus de cette précieuse eau qu’en renonçant à sa douche quotidienne pendant un mois. Et un kilo de bifteck représente environ l’eau nécessaire pour se doucher pendant une année!
Mais aussi un beau pan de forêt tropicale… En Amérique centrale et en Amérique du Sud, la production de viande est la cause principale de la déforestation. Rien qu’en Amazonie, 20% de la forêt ont été sacrifiés – dont 70% pour gagner des pacages ou des surfaces cultivables éphémères pour les fourrages. Cela concerne avant tout le soja. L’an dernier, le Brésil a produit 57 millions de tonnes de cette sorte de haricot riche en protéines sur des champs qui empiètent de plus en plus sur la forêt et la savane.
Or, 80% du soja est transformé en aliments pour animaux: la crise de l’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) a entraîné le boom du soja. Pour remplacer les farines animales, l’Europe a besoin de protéines végétales – 35 millions de tonnes par an, dont une grande part provient des forêts anciennes du Brésil. La Suisse fait elle aussi partie des importateurs de soja. Avec 250 000 tonnes importées, nous achetons une quantité de soja équivalente aux farines animales qui doivent être éliminées chaque année.
Mais la production de viande contribue aussi largement à l’effet de serre: les estomacs des 1,5 milliard de bovins qui émettent des flatulences toutes les 40 minutes, et ceux des centaines de millions de moutons, sont la source d’une part non négligeable des émissions de méthane dans le monde, un gaz à effet de serre 23 fois plus agressif que le dioxyde de carbone. Le méthane est responsable d’un cinquième de l’effet de serre. Or, sa concentration dans l’atmosphère a doublé au cours du XXe siècle.
Le dioxyde de carbone est, quant à lui, produit par les transports d’engrais, de céréales et d’animaux, le chauffage des étables et la réfrigération de la viande comme produit fini. Mais ce sont surtout les engrais qui sont à l’origine de la production de ce gaz: trois pour cent de la consommation mondiale d’énergie, autrement dit une bonne part des combustibles fossiles, est utilisée pour la fabrication de l’ammoniaque – un produit à la base des engrais azotés, pierre angulaire de l’agriculture industrielle, elle-même à l’origine des produits carnés…
Toutefois, cette situation va peut-être mettre un terme à une ère de frénésie carnivore insensée. Tant que les coûts pour l’environnement étaient supportés par la communauté mondiale et que le pétrole était bon marché, nous n’étions pas conscients du prix réel de la viande. Les pics qu’a récemment atteints le prix du pétrole pourraient réussir là où les avertissements répétés ont échoué, à savoir obliger la population à réduire la part de la viande dans son alimentation à un niveau supportable pour l’environnement. ■ Verena Ahne
La forêt tropicale est sacrifiée pour notre consommation excessive de viande: 80% du soja cultivé dans ces champs sont destinés à engraisser des animaux.
Engraisser les animaux nécessite d’énormes quantités de soja, comme celles entreposées à Manaus avant d’être exportées par bateau aux quatre coins de la planète.
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