Le Nouvel Observateur, 16 octobre 2008

Il y a bien aujourd'hui une visibilité du religieux qui n'existait pas il y a trente ans […]. Pourtant, [….] le religieux qui revient sur scène est différent des religions traditionnelles. Il ne s'agit pas d'un retour mais d'une mutation. Si l'on excepte l'
Église catholique (qui est d'ailleurs sur une position défensive plutôt que
prosélyte), les vagues de
«revivalisme» se font contre les establishments religieux et contre les formes de religion «établies»: l'
évangélisme protestant gagne sur l'
anglicanisme, le
méthodisme ou le
protestantisme libéral - qui dominait en France -, mais aussi contre le catholicisme (Brésil) et fait une percée dans le
monde musulman (Asie centrale); en
islam, le
salafisme conteste les écoles musulmanes traditionnelles (
hanafisme ou
chaféisme, mais aussi
soufisme); l'
hindouisme militant du parti nationaliste indien
BJP est une construction moderne, tout comme le
bouddhisme de la
Soka-Gakkai japonaise. De manière intéressante, la plupart des mouvements «revivalistes» aujourd'hui sont des mutations de «revivalismes religieux» relativement tardifs. Les évangélismes protestants sont nés des «réveils» récurrents depuis le XVIIIe siècle, le
judaïsme ultra-orthodoxe vient de mouvements charismatiques qui n'ont souvent pas plus de deux ou trois siècles. Le salafisme est né du
wahhabisme apparu à la fin du XVIIIe, les
«sectes» [1] (
mormons ou
Témoins de Jéhovah) datent du XIXe.
Sous des étiquettes intangibles («islam», «christianisme», «bouddhisme»), on assiste en fait à une reformulation des grandes religions selon des formes de
religiosité modernes où l'
individualisme et le souci de la réalisation personnelle l'emportent sur la fidélité à des cultures et à des identités collectives séculaires. Les nouvelles formes de religiosité ne sont pas l'expression de cultures traditionnelles: elles sont au contraire des produits de la
déculturation [2]. Loin d'exprimer la rémanence d'identités traditionnelles, la visibilité du religieux aujourd'hui correspond davantage à un nomadisme spirituel, où l'on pioche dans un marché concurrentiel du religieux, que la [mondialisation] a justement contribué à mettre en place.
[Autre chose, le terme de «retour du religieux» laisse] quelques doutes sur une véritable augmentation de la pratique. Comment se fait-il que plus les jeunes se pressent aux
Journées mondiales de la Jeunesse autour du pape, moins ils s'inscrivent dans les séminaires pour devenir prêtres? La quête d'une expérience spirituelle festive ne va pas de pair avec l'engagement dans une institution. Et, toutes proportions gardées, l'engagement
djihadiste de jeunes musulmans ou convertis n'est pas lié à une pratique religieuse intensive. Le «retour du religieux» n'est pas la défaite de la
sécularisation mais au contraire un effet de cette sécularisation. Le religieux, isolé, coupé de la culture dominante qui est
profane, même quand elle conserve des marqueurs religieux (Noël), s'affirme aujourd'hui comme un «religieux» peu soucieux de compromis avec une culture
laïque perçue comme hostile. Le «retour du religieux» s'accompagne, chez nombre de croyants, du sentiment d'appartenir à une minorité assiégée par une culture
païenne.
Les effets de la mondialisation sur la religion
La [mondialisation] a eu deux effets: elle a contribué à déculturer les religions en les détachant de leur environnement culturel traditionnel, et elle a favorisé les
fondamentalismes. L'émigration de musulmans en Occident a cassé les islams «traditionnels» (marocain, égyptien) et coupé les transmissions héritées de la famille ou des communautés d'origine. Deuxième conséquence: la [mondialisation] a favorisé les formes fondamentalistes du religieux, qu'il s'agisse du salafisme islamique ou de l'évangélisme protestant. Ces fondamentalismes voient dans les cultures profanes, aussi bien traditionnelles que modernes, des paganismes. Ils sont contre la culture, soit parce qu'elle n'apporte rien de plus que la religion et est donc inutile, soit parce qu'elle est un obstacle à une authentique pratique religieuse. Les fondamentalistes non seulement ne souffrent pas de la déculturation induite par la [mondialisation] mais en profitent. Il est absurde de présenter le fondamentalisme religieux comme la réaction défensive de sociétés traditionnelles agressées par la
modernité, et en particulier par la modernité occidentale. Il est au contraire à la fois un produit et un acteur de cette modernité, voire de cette occidentalisation
[3].
La [mondialisation] favorise les «religions pour l'export», celles qui se détachent explicitement de toute culture et ne revendiquent aucun enracinement territorial ou historique. C'est pourquoi c'est à la fois une erreur et une bêtise que de penser les tensions actuelles en termes de clash ou de dialogue des «cultures»: les formes de religiosité qui posent problème sont justement celles qui ne représentent aucune culture.
La religion qui croît le plus vite au monde aujourd'hui est le pentecôtisme
Le
pentecôtisme a poussé jusqu'au bout la logique de la déculturation. On sait qu'un de ses traits spécifiques est la glossolalie: chacun entend dans sa langue les sons que prononce le fidèle saisi par le
Saint-Esprit. Or la «langue» que «parlent» les fidèles n'est pas une langue, c'est une succession de sons. L'idée n'est pas qu'un simple fidèle parle soudainement le chinois ou l'espagnol, mais que le Saint-Esprit s'exprime sans passer par le support d'une langue donnée, c'est-à-dire sans passer par la culture des fidèles. La foi est ainsi totalement décontextualisée au profit d'une illumination
[4] et d'un système de normes explicites et intangibles. Cette indifférence aux cultures concrètes contraste avec les efforts faits naguère par les missionnaires catholiques pour comprendre et investir les cultures locales, mais elle devient soudainement la clé du succès de la prédication. Les nouveaux prédicateurs pentecôtistes ont converti en quelques années plus de musulmans que l'Église catholique en deux siècles.
La «Sainte Ignorance» ou le divorce des intégrismes et de la culture
La sainte ignorance, c'est deux choses. Premièrement, la dévalorisation de la culture au profit d'une foi; cette culture, pour les nouveaux croyants, au pis n'existe que sous forme païenne (pour les évangélistes et les salafistes, par exemple) et, au mieux, n'a de valeur, pour le pape
Benoît XVI par exemple, que si elle est habitée par la foi. Ce qui disparaît, c'est l'idée d'une autonomie positive de la culture, c'est-à-dire d'un socle commun partagé par les croyants et les incroyants autrement que dans la nostalgie d'une foi perdue. Le deuxième élément, c'est l'indifférence envers la théologie au profit de la foi comme «vécu». Ici la sainte ignorance n'est pas un retour à un quelconque archaïsme, elle est bien l'expression d'une visée moderne: l'affirmation de soi, la jouissance du moment, la présence contre la pensée, et l'immédiat contre le temps.
La campagne électorale américaine révèle une usure du fondamentalisme de la droite chrétienne
Les croyants ne sont pas tous des gens enfermés dans la prière et dans l'attente du retour imminent du
Christ ou du
Mahdi. Ils ont un travail, une famille, des problèmes de santé et de retraite. Lorsque les campagnes électorales se concentrent sur l'avortement et le mariage homosexuel, il y a bien un moment où le réel revient en force de l'extérieur, par la crise économique par exemple. Il y a aussi un retour sur scène d'un certain christianisme social ou humaniste pour qui les valeurs (solidarité, justice, amour) sont au moins aussi importantes que la question des normes et des interdits. Si
John McCain est
élu, ce ne sera pas sur l'avortement ou le mariage gay, chevaux de bataille de la droite évangélique. ■
Propos d’Olivier Roy, directeur d'études à l'Ehess et actuellement professeur aux États-Unis, recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet, à l’occasion de la publication de son livre, La Sainte Ignorance, Seuil, 2008. Olivier Roy est l'un des spécialistes mondiaux du monde musulman et de l'islamisme.
1.
Voltaire
2. L'acculturation est définie par le Petit Larousse comme: "la rencontre et l'assimilation par un groupe humain d'une culture qui lui est autre. Cette intégration d'une culture étrangère et souvent
dominante entraîne parfois un abandon de la culture initiale". Dans sa deuxième partie, cette définition semble confondre le concept d'acculturation avec celui de déculturation, que ce dictionnaire définit par ailleurs comme "la dégradation ou la perte de l'identité culturelle d'un individu, d'un groupe ethnique". Une définition claire s'impose, surtout lorsqu'on fait intervenir en plus les notions d'"inculturation" et d'adaptation. Le problème vient du fait que ces mots, sans être des synonymes, se recoupent ou se rejoignent sur certains points.
Commençons par l'inculturation, ce néologisme désigne selon Charles Trompette [Président de l'association Terre Humaine et co-fondateur de Max Haavelar France] le fait de "se déprendre de sa culture propre, la relativiser et s'ouvrir aux autres cultures" [cf. Charles Trompette,
Questionnaire sur la France, Mélanges Pédagogiques, NancyII]. Par "se déprendre" il veut dire se détacher mais pas abandonner. Il s'agit en fait de se décentrer, de prendre du recul sur sa propre culture pour pouvoir "la relativiser".
L'inculturation est une manière de procéder à une acculturation, elle dépend de soi, de la façon d'appréhender les autres cultures en s'y intéressant. La notion d'acculturation va plus loin et indique qu'il y a réellement un changement dans les composantes de sa propre culture.
La différence entre acculturation et déculturation est que dans le second cas il y a disparition quasi totale de la culture d'origine. Les cas de déculturation sont généralement connus par des groupes ethniques, autochtones ou immigrés, peu nombreux, qui ont été confrontés à une politique d'acculturation radicale de la part du groupe dominant (Exemple de certaines colonisations, des personnes immigrées, isolées au sein du groupe dominant sans contact avec une communauté de la culture d'origine…). L'acculturation n'implique pas forcément
que la culture et l'identité culturelle soient étouffées au profit de celles du groupe dominant. Le processus d'acculturation peut se définir comme le déroulement de la rencontre entre deux groupes culturels à travers des
changements physiques, biologiques, politiques, économiques, culturels et sociaux [cf. J.-W. Berry,
Acculturation et adaptation], qu'ils soient profitables ou défavorables au groupe d'acculturation. Valérie Guetté, 2000
3. Modification des mœurs, des coutumes, des modèles culturels d'un pays ou d'une société particulière sous l'influence du monde occidental.
Le phénomène est lié, à l'origine, à l'expansion coloniale et la domination militaire de l'Europe occidentale. Au XIXe siècle, le colonialisme, en France particulièrement, se voulait porteur d'un message universaliste et civilisateur, et témoignait d'un grand volontarisme pour introduire dans les pays conquis la langue, la culture scolaire et les mœurs des conquérants. Plus récemment, sous l'effet de la mondialisation des échanges et de l'économie, l'Occident a imposé au monde son modèle de société d'une façon plus radicale. L'occidentalisation se fait désormais par l'homogénéisation des marchés et des politiques économiques, par la diffusion agressive de produits de consommation standardisés et par une progressive identification des modèles d'organisation du travail (et par conséquent des loisirs).
Les effets de l'occidentalisation sont certainement très différents selon les pays et les catégories de la société concernée. Récemment encore, les familles occidentalisées des pays du tiers-monde, celles qui entretenaient des contacts avec l'Occident ou pouvaient envoyer leurs fils étudier en Europe ou en Amérique, appartenaient à la seule classe supérieure. Aujourd'hui, l'occidentalisation est plus massive et a d'incontestables effets pervers: sururbanisation, destruction progressive des cultures traditionnelles, résistances et phénomènes de rejet qui peuvent prendre diverses formes, parfois violentes, - ainsi, en terre d'Islam, où certains pays ou groupes politiques sont fermement résolus à éradiquer l'influence occidentale. Encarta
Cohen
4.
Wikipédia
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