Le Monde diplomatique, mars 2002
Selon les experts, il fallait trois mois en 1990 pour concevoir et réaliser un nouveau prototype de carrosserie automobile, alors que trois ans étaient nécessaires en 1950. «Quelques minutes suffisent à obtenir l’ensemble des articles scientifiques, des brevets, des décisions de justice concernant, à l’échelon planétaire, un nouveau produit chimique. Il y a trente ans, cette recherche n’aurait tout simplement pas été engagée, car elle aurait mobilisé une lourde équipe de documentalistes pendant plusieurs années. [Thierry Gaudin, 2100, récit du prochain siècle, Payot, 1993]»
Ces effets de la contraction du temps sont au cœur du nouveau capitalisme de la troisième révolution industrielle, et envahissent aussi le champ politique, social, culturel et symbolique. L’obsolescence corrode le temps de l’histoire, le temps des grands cycles et les cycles de la vie humaine: il avait fallu 500 000 ans pour passer du feu à l’arme à feu, puis très peu de temps pour passer de l’auto à l’avion. [Étienne Klein, «La dure réalité du temps», conférence à la Bibliothèque de France, 1999] Cette accélération du temps suscite une disparition des objets au sein même d’une vie humaine, qui sont désormais remplacés par d’autres. Le temps technologique mais aussi social est désormais volatil, presque fantasmagorique.
Plus le temps se contracte, plus il devient mondial. Plus l’histoire se réduit au point du présent, plus elle devient contemporaine. Plus le temps est comprimé, plus la compétition s’aiguise, plus le temps devient l’atout stratégique par excellence, et le fantôme introuvable de notre modernité tardive.
Dans cette perspective, nous vivons une révolution silencieuse du temps, qui affecte les relations que celui-ci entretient avec le travail. Selon Adam Smith, l’essence abstraite de la richesse, c’était le travail. Mais le travail, c’était le temps. Qu’en est-il aujourd’hui? Nous assistons à la crise simultanée du travail et du temps comme temporalité sociale. Cette crise est fondamentale, puisque, comme l’a noté le philosophe et sociologue Roger Sue: «L’histoire du travail se confond avec celle des temps modernes. Le temps de travail dans la modernité jouait, en ce sens, un rôle similaire à celui du temps religieux au Moyen Âge.» Il en dérivait d’ailleurs historiquement et a «copié» en quelque sorte le temps religieux.
Jouant un rôle central, le temps de travail, comme le temps religieux, assurait en effet trois grandes fonctions: la production de lien social et d’identité (le temps de travail «structure le temps des individus, lui fixe des repères»); le lien entre activité et «salut» (selon Max Weber, le temps religieux organise l’«économie du salut» alors que le temps de travail représente le «salut par l’économie»). Troisième grande fonction: l’orientation de l’avenir. Le temps central donnait un sens au futur. Un sens transcendant pour le temps religieux, un sens immanent ou séculier pour le temps de travail. [Ces analyses s’inspirent des idées avancées par Roger Sue aux "Dialogues du XXIe siècle" organisés par l’Office d’analyse et de prévision à l’Unesco, 16 au 19 septembre 1998; voir Les Clés du XXIe siècle, Unesco/Seuil, 2000.]
Le travail assure-t-il encore cette triple fonction? On peut en douter. Tout d’abord, le travail se raréfie. Car l’extraordinaire création de richesse qu’ont engendrée les deux premières révolutions industrielles et d’ores et déjà la troisième s’est accompagnée d’une non moins extraordinaire réduction du temps de travail.
Pour citer l’exemple de la France, en 1850, le temps passé au travail représentait 70% du temps de vie éveillée. En 1900, il n’était déjà plus que de 42%, et aujourd’hui, avec la réduction du temps de travail, l’augmentation de la durée de la vie et du temps de la scolarité, il n’en représente plus que 7% à 8%. Si l’on prend comme cadre de référence l’ensemble des pays industrialisés, ce temps de travail représente désormais de 10% à 15% de l’ensemble du temps de vie éveillée.
Deuxième trait qui signale une crise du travail: le glissement culturel de valeurs dans les sociétés industrialisées, et tout spécialement en Europe, avec la montée des demandes «post-matérialistes [Cf. les travaux de Ronald Inglehardt, Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton University Press, 1990]». Les aspirations des individus qui les composent, et spécialement des jeunes, changent. On a parlé de «repli sur soi». Peut-être faudrait-il parler aussi de «repli sur le soi», ou de la redécouverte du soi. ■ Jérôme Bindé. directeur de la division de l'anticipation et des études prospectives à l'Unesco
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