Le Monde diplomatique, mars 2002
[...] le travail est-il encore le principal facteur de production? [...] il est permis d’en douter, et ce pour quatre raisons au moins. Avec l’irruption de l’économie politique - 1776, date de publication de La Richesse des nations [1], d’
Adam Smith - le travail était perçu comme l’essence abstraite de la richesse. Notons qu’il y eut un étonnant accord entre les socialistes, les libéraux et les chrétiens sociaux sur ce point. Or, déjà depuis plus d’un siècle, avec la
théorie de l’équilibre général formulée par
Léon Walras, c’est l’
échange [2] et les rapports entre
l’offre et la demande qui ont pris cette place centrale. En ce sens, l’âge d’or du travail aura bien été le XIXe siècle au sens conceptuel du terme, même si, au sens humain, ce fut son enfer.
Deuxième raison: le capital, produit du travail et de son accumulation, tend à se substituer de plus en plus au
travail.
Troisième raison: au fur et à mesure que nous sommes passés de sociétés de production à des
sociétés de consommation, il a fallu non seulement accroître le
pouvoir d’achat des travailleurs (ce que fit le
fordisme), mais aussi libérer du temps pour la
consommation.
Quatrième raison: pour augmenter la productivité du travail, grâce au
progrès technologique, notamment, il faut et il faudra consacrer une part croissante du temps de vie à l’éducation et à la formation professionnelle. Autrement dit, «les facteurs externes au travail finissent par devenir plus importants que le travail lui-même et concourent en tout cas à réduire sensiblement sa durée [Roger Sue, Temps et ordre social, PUF, Paris, 1994]». Le vieux lien qui nouait le temps au travail s’est progressivement desserré: est-il en train de se défaire?
Un [autre] trait signale la crise du travail: le travail devient précaire, fragile, volatil et donc source de tensions extrêmes: on a, à juste titre, insisté depuis des années sur le chômage, surtout en Europe, et sur la dramatique avancée de l’exclusion. On a vu aussi apparaître le phénomène de la « croissance sans création d’emplois»
dans diverses régions du monde. À la faveur de la
précarisation du travail, la société se casse en deux. Cependant la crise du chômage devrait être comprise comme un aspect d’une crise plus vaste et plus durable: celle du travail lui-même.
Car la précarité ne frappe pas seulement le chômeur, mais le travail lui-même. Cette évolution déchire en profondeur le tissu même de la société. Au Royaume-Uni, les experts estiment qu’une personne ayant effectué deux années d’enseignement supérieur changera d’employeur au moins à dix reprises au cours de sa vie professionnelle. Les changements accélérés d’emplois s’aggravent d’une dégradation des connaissances, accentuée par l’obsolescence rapide des savoirs, et par une désagrégation des compétences induites par le déplacement constant des individus. Bref, l’expérience, «l’accumulation des connaissances et la trajectoire professionnelle ont cessé d’être valorisées positivement [ Richard Sennett, «Dialogues du XXIe siècle», 16-19 septembre 1998, Unesco, texte pubié dans Les Clés du XXIe siècle, Unesco/Seuil, 2000]». Principales victimes: les classes moyennes et les ouvriers et techniciens supérieurs, le contraste avec l’élite s’accentuant.
Cette mutation entraîne une crise des valeurs du travail et un profond bouleversement du rapport au temps. Comme l’a souligné Richard Sennett dans Les Clés du XXIe siècle, le modèle postfordiste, en valorisant l’éphémère et la rotation rapide, détruit la fraternité au travail, la loyauté envers l’institution ou la
société, la fidélité à l’entreprise et la confiance entre les travailleurs. Chacun cherche à sauvegarder sa place dans l’immédiat et voit dans la prise de risques, pourtant valorisée par le
capitalisme flexible, une exposition au danger. La peur et la déprime prédominent, sauf chez les hauts cadres dirigeants. Le travail ne reposant plus sur des «schémas de gratification différés» (le «salut par l’économie», selon
Max Weber), le long terme est sacrifié à la tyrannie de l’urgence, à la lutte pour la survie et au gain immédiat.
L’esthétique du mercenaire l’emporte sur l’éthique de la durée. Au contrat social et au contrat salarial se substitue de plus en plus le contrat commercial, fondé sur l’extériorité de la sous-traitance. L’horizon de l’entreprise conçue comme entreprise virtuelle, c’est une société sans salariés: un pur label qui recouvre une succession indéfinie d’associations éphémères, d’alliances par nécessité provisoires.
En résumé, la nouvelle révolution qui sape les fondements du travail nous fait passer de l’identité à l’incertitude. Le travail est de moins en moins un pôle de référence, de plus en plus un facteur de désarroi
ou d’incertitude, avec lequel les jeunes entretiennent une relation d’extériorité, une relation instrumentale qui suscite plus de stress et de malaise que de satisfaction et qui ne cristallise plus l’identité. [Roger Sue, Temps et ordre social, op. cit.]
Cette nouvelle révolution de la flexibilité mine aussi l’identité parce que le travail ne fait plus «histoire». Il était un récit, une narrativité linéaire, il est devenu une succession de fragments, de scènes qui ne font plus scénario. Le travail nouait le lien social. Aujourd’hui, il le dénoue et le désagrège, faisant se déliter du même
coup le lien civil et civique, le ciment familial et le sentiment national. Le travail, enfin, structurait le temps: la crise et la mutation du travail brisent la flèche du temps vécu et, valorisant l’instantané, le présent et le court terme, mettent en pièces la représentation de l’avenir, et le sens même de tout projet à long terme.
Le paradoxe est donc qu’on parle de plus en plus du travail, au moment où il y en a de moins en moins. C’est le même paradoxe, au fond, qui veut qu’on parle de plus en plus de l’environnement et de la nature
au moment où la nature s’artificialise à vue d’œil et où l’environnement est de plus en plus dénaturé. Comme le disait Walter Benjamin, «l’essence d’une chose apparaît dans sa vérité quand elle est menacée de disparaître».
Les sociétés humaines souffrent d’un dérèglement de leur rapport au temps. Une contradiction majeure les travaille. Il leur faut se projeter dans le futur pour survivre et prospérer. Et elles manquent de plus en plus de projet. Certains ont parlé d’un divorce entre projection et projet. Ce divorce tend à se creuser, d’une part parce que les grands schémas de pensée et de représentation à long terme semblent s’être effondrés, et, d’autre part, parce que la globalisation et l’apparition de nouvelles technologies imposent aux sociétés la logique du «temps réel» et l’horizon du court terme: hégémonie de la logique financière et médiatique; ajustement des décisions politiques, dans les sociétés démocratiques, à l’horizon de la prochaine élection; importance extrême accordée à l’humanitaire, au moment où l’aide au développement décroît.
À la tyrannie de l’immédiateté, qui sert d’excuse au «après moi, le déluge» des princes, répond la tyrannie de l’urgence. Celle-ci s’accompagne de l’effacement accéléré des références à l’idée de projet collectif. Nous ne parvenons plus à nous projeter dans une perspective du temps long. De ce point de vue, l’urgence déstructure le temps et délégitime l’utopie. Le temps semble aboli par l’instant. Partout l’homme d’aujourd’hui s’arroge des droits sur l’homme de demain, menaçant son bien-être, son équilibre et, parfois, sa vie.
Loin d’être un dispositif transitoire, la logique de l’urgence devient permanente: elle imprègne toutes les mailles des sociétés en érigeant l’impératif de résultats immédiats en principe absolu de l’action collective. La mise en œuvre de dispositifs d’urgence a-t-elle pour autant débouché sur la résolution de problèmes à long terme? Les échecs de l’action humanitaire et les maigres résultats obtenus par la communauté internationale en matière de gestion multilatérale des problèmes mondiaux semblent témoigner du contraire.
Mais comment reconstruire le temps à l’heure de la globalisation? Comment réhabiliter le temps long? Deux obstacles, note le philosophe belge François Ost, s’opposent à une prise en compte du futur. Il s’agit en premier lieu de la domination du modèle éthique du
contrat social qui ne conçoit d’obligations qu’entre sujets approximativement égaux et engagés dans des rapports d’échange fondés sur des clauses réciproques, alors qu’il est question, avec la notion d’éthique du futur, d’«élargir la communauté éthique à des sujets à venir à l’égard desquels nous sommes dans une relation totalement asymétrique».
Le deuxième obstacle est la «myopie temporelle» de l’époque, «qui se traduit à la fois par une amnésie à l’égard du passé, même proche, et une incapacité à nous inscrire dans un futur sensé». Il est nécessaire de réfléchir aux moyens de surmonter ces deux obstacles, en posant les premiers éléments d’une éthique du futur [Jérôme Bindé, «L'éthique du futur - Pourquoi faut-il retrouver le temps perdu?», Futuribles, décembre 1997].
La reconstruction du temps suppose aussi que les acteurs sociaux et les décideurs cessent de s’«ajuster» ou de s’«adapter»; qu’ils anticipent et prennent les devants. Le XXIe siècle sera prospectif ou ne sera pas; prévoir pour prévenir, tel est l’objectif. Car le délai est souvent très grand entre l’énoncé d’une idée et sa réalisation. Une génération, voire plusieurs, c’est souvent le délai minimum pour qu’une politique porte tous ses fruits. Le court et le moyen terme étant déjà «sur les rails» pour l’essentiel, le sort des générations futures dépendra de notre aptitude à lier vision à long terme et décisions présentes. Le renforcement des capacités d’anticipation et de prospective est donc une priorité pour les gouvernements, les organisations internationales, les institutions scientifiques, le secteur privé, les acteurs de la société et pour chacun d’entre nous.
Or, note Hugues de Jouvenel [3], on invoque de plus en plus, notamment en Occident, l’accélération du changement et la multiplication des facteurs de rupture pour proclamer le caractère de plus en plus
imprévisible de l’avenir, et en déduire qu’une seule chose importe: la flexibilité. «On oppose ainsi de plus en plus la culture du “juste à temps”... à celle du temps long qui demeure pourtant le seul cadre dans lequel peuvent être mises en œuvre de véritables stratégies de développement.» L’édification d’une éthique du futur exige donc une remise en cause des modes de gestion reposant sur la flexibilité érigée en principe absolu, et sur le refus de la prospective. ■ Jérôme Bindé. directeur de la division de l'anticipation et des études prospectives à l'Unesco
1. Smith
2. DocFrançaise | Skyminds
3.
Jouvenel
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