Le Temps, 19 avril 2008
[À l'heure où la séparation du politique et du religieux est de plus en plus menacée en Occident, et où nombre de gouvernements se montrent toujours plus conciliants avec des revendications religieuses dangereuses pour les libertés, des auteurs anglo-saxons font leur proclamation d'
athéisme. Les livres de
Richard Dawkins (
The God Delusion, 2006
[1]), aujourd’hui un des chefs de file du mouvement des
Nouveaux Athées [2], de
Sam Harris (
Letter to a Christian Nation, 2006),
Daniel Denett (
Breaking the Spell, 2006) et
Christopher Hitchens (
God Is Not Great, 2007
[3]) sont tous devenus des best-sellers et ont tous déclenché d'énormes polémiques aux États-Unis. Ces ouvrages posent des questions utiles et nécessaires sur la place du religieux dans la société. On peut regretter leur véhémence, leur conception souvent caricaturale de la religion et le caractère parfois trop superficiel et matérialiste de leurs démonstrations. Mais l'ardeur de leur combat est l'expression d'un ras-le-bol croissant et bien compréhensible à l'égard d'un certain
obscurantisme religieux.]
[Que veut le biologiste britannique Richard Dawkins, qui a publié en 2006 The God Delusion (Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont, 2008), un essai qui attaque violemment la religion et ses méfaits?] Éveiller les consciences sur quatre points. Premièrement, «faire prendre conscience qu'il est réaliste, courageux et merveilleux de vouloir être athée». Deuxièmement, démontrer que la sélection naturelle de Darwin suffit à expliquer la richesse du monde vivant, et que l'existence de l'Univers se passe de l'hypothèse de Dieu. Troisièmement, éviter que les enfants ne soient embrigadés dans les croyances de leurs parents. Enfin, rendre leur fierté aux Athées, car «l'athéisme est presque toujours la marque d'une saine indépendance d'esprit et, à vrai dire, d'un esprit sain».
Dawkins avertit qu'il va malmener la religion. Son but n'est pas d'offenser gratuitement, mais il refuse le «privilège disproportionné dont jouit la religion dans nos sociétés laïques», privilège dangereux qui repose sur un accord tacite selon lequel on ne conteste pas les idées religieuses. Or selon Dawkins, ces dernières doivent aussi être soumises au débat et à la critique. C'est pourquoi il s'oppose au principe du non-empiètement des magistères, qui stipule prudemment que science et religion ne peuvent entrer en conflit car elles ont chacune leur domaine d'expertise; par conséquent, la science ne peut ni affirmer ni nier l'existence de Dieu. Pour le biologiste britannique, l'existence de Dieu, dans la mesure où elle prétend expliquer l'origine de l'Univers et de la vie, «est une hypothèse scientifique comme une autre». À ce titre, elle doit être discutée comme une autre. Et si Dawkins convient qu'il est en effet impossible de prouver ou de réfuter l'existence de Dieu par la science, du moins est-il possible de démontrer que la probabilité de cette existence est très faible. […]
Après avoir […] démonté les arguments en faveur de l'existence de Dieu (les preuves de Thomas d'Aquin, l'argument ontologique de saint
Anselme de Cantorbéry, la preuve par les Écritures, etc.), le biologiste croise le fer avec les thèses
créationnistes et établit […] que la
sélection naturelle darwinienne est une explication scientifique suffisante et valable au vivant. La vie n'est issue ni du hasard, ni d'un
dessein intelligent. Elle provient de la sélection naturelle […].
On en arrive à un des arguments clés de Dawkins pour prouver la faible probabilité de l'existence de Dieu: le dessein intelligent soulève la question du concepteur de cette chose improbable qu'est la vie. Ainsi, toute entité capable de concevoir des organismes improbables devrait être encore plus improbable qu'eux. «Tout Dieu capable de créer un univers soigneusement réglé et bien prévu pour déboucher sur notre évolution, doit être une entité suprêmement complexe et improbable nécessitant une explication encore plus grande que celle qu'il est censé donner. [R.D.]» Or Dawkins reproche aux théologiens d'imaginer que Dieu est une hypothèse simple, alors qu'un «Dieu capable de diriger et de contrôler en permanence le statut individuel de chaque particule de l'Univers ne peut pas être simple».
Mais si Dieu n'existe pas, comment expliquer le fait que la religion soit présente dans toutes les cultures? Pour Dawkins, les racines de la religion ont une cause évolutionniste [4]. La religion ne semble pas avoir d'intérêt direct pour la survie, mais elle est peut-être le produit dérivé d'une autre chose qui en a une. En l'occurrence, le comportement religieux serait le produit dérivé d'une propension psychologique qui a eu son utilité. L'hypothèse du biologiste concerne les enfants: pour survivre, ceux-ci doivent croire, sans poser de questions, tout ce que leur disent les adultes. Ils doivent croire aussi bien qu'il est dangereux de s'approcher d'une falaise et qu'il est nécessaire de sacrifier une chèvre pour obtenir de la pluie. Le revers de l'obéissance infantile est donc la crédulité, qui peut persister à l'âge adulte. Mais la religion pourrait aussi être le produit dérivé d'un mécanisme inné de l'irrationalité, à savoir la tendance à tomber amoureux. Cela posé, Dawkins se demande pourquoi l'esprit humain est perméable aux idées religieuses. Son explication est basée sur la théorie des
mèmes. Les mèmes sont à la société ce que les gènes sont, disons, au corps humain. Ce sont des unités d'héritage culturel qui ont le même comportement que les gènes. Ainsi, certaines idées religieuses pourraient survivre par leur mérite absolu, à savoir par l'attraction universelle qu'elles exercent sur l'esprit humain. Exemple: la survie de l'
âme après la mort.
Pourtant, selon Dawkins, la religion est aussi extravagante qu'inutile. L'homme n'en a pas besoin pour asseoir son sens moral. L'altruisme n'a pas attendu la Bible pour se développer entre les hommes. Il a une origine... darwinienne. L'apparentement génétique entre les humains, la nécessité de la réciprocité, l'avantage à se faire une réputation de générosité et de bonté et celui d'utiliser cette générosité pour afficher sa supériorité expliquent largement les origines de l'altruisme et du sens moral. Il n'y a donc aucune raison que les êtres humains se transforment en monstres s'ils ne croient plus en Dieu. Qu'ils soient religieux ou non, la plupart d'entre eux partagent aujourd'hui des normes éthiques communes, qui sont davantage le produit d'un
Zeitgeist moral en constante évolution que de préceptes religieux.
Le biologiste justifie l'hostilité qu'il voue à la religion par le fanatisme qu'elle suscite et qui la transforme aujourd'hui en «force du mal dans le monde». Dawkins a beau jeu d'aligner les exemples: des talibans aux prédicateurs évangéliques américains qui désapprouvent l'avortement mais approuvent le meurtre des médecins qui le pratiquent, ils ne manquent pas. Mais pourquoi ne considérer que le pire dans la religion? Nombre de croyants vivent leur foi de manière discrète, nuancée et non littérale, et le biologiste a trop tendance à assimiler de manière caricaturale religion et fanatisme. Dawkins oublie que la religion a été, et peut être encore, un instrument de libération sociale. Enfin, Dawkins a totalement ignoré les théologiens qui ont réfléchi sérieusement à la question de l'existence de Dieu, comme Hans Küng. […] ■ Patricia Briel
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