Le Nouvel Observateur, 16 octobre 2008
Il y a bien aujourd'hui une visibilité du religieux qui n'existait pas il y a trente ans […]. Pourtant, [….] le religieux qui revient sur scène est différent des religions traditionnelles. Il ne s'agit pas d'un retour mais d'une mutation. Si l'on excepte l' Église catholique (qui est d'ailleurs sur une position défensive plutôt que
prosélyte), les vagues de
«revivalisme» se font contre les establishments religieux et contre les formes de religion «établies»: l'
évangélisme protestant gagne sur l'
anglicanisme, le
méthodisme ou le
protestantisme libéral - qui dominait en France -, mais aussi contre le catholicisme (Brésil) et fait une percée dans le
monde musulman (Asie centrale); en
islam, le
salafisme conteste les écoles musulmanes traditionnelles (
hanafisme ou
chaféisme, mais aussi
soufisme); l'
hindouisme militant du parti nationaliste indien
BJP est une construction moderne, tout comme le
bouddhisme de la
Soka-Gakkai japonaise. De manière intéressante, la plupart des mouvements «revivalistes» aujourd'hui sont des mutations de «revivalismes religieux» relativement tardifs. Les évangélismes protestants sont nés des «réveils» récurrents depuis le XVIIIe siècle, le
judaïsme ultra-orthodoxe vient de mouvements charismatiques qui n'ont souvent pas plus de deux ou trois siècles. Le salafisme est né du
wahhabisme apparu à la fin du XVIIIe, les
«sectes» [1] (
mormons ou
Témoins de Jéhovah) datent du XIXe.
Sous des étiquettes intangibles («islam», «christianisme», «bouddhisme»), on assiste en fait à une reformulation des grandes religions selon des formes de religiosité modernes où l'
individualisme et le souci de la réalisation personnelle l'emportent sur la fidélité à des cultures et à des identités collectives séculaires. Les nouvelles formes de religiosité ne sont pas l'expression de cultures traditionnelles: elles sont au contraire des produits de la
déculturation [2]. Loin d'exprimer la rémanence d'identités traditionnelles, la visibilité du religieux aujourd'hui correspond davantage à un nomadisme spirituel, où l'on pioche dans un marché concurrentiel du religieux, que la [mondialisation] a justement contribué à mettre en place.
[Autre chose, le terme de «retour du religieux» laisse] quelques doutes sur une véritable augmentation de la pratique. Comment se fait-il que plus les jeunes se pressent aux Journées mondiales de la Jeunesse autour du pape, moins ils s'inscrivent dans les séminaires pour devenir prêtres? La quête d'une expérience spirituelle festive ne va pas de pair avec l'engagement dans une institution. Et, toutes proportions gardées, l'engagement
djihadiste de jeunes musulmans ou convertis n'est pas lié à une pratique religieuse intensive. Le «retour du religieux» n'est pas la défaite de la
sécularisation mais au contraire un effet de cette sécularisation. Le religieux, isolé, coupé de la culture dominante qui est
profane, même quand elle conserve des marqueurs religieux (Noël), s'affirme aujourd'hui comme un «religieux» peu soucieux de compromis avec une culture
laïque perçue comme hostile. Le «retour du religieux» s'accompagne, chez nombre de croyants, du sentiment d'appartenir à une minorité assiégée par une culture
païenne.
Les effets de la mondialisation sur la religion
La [mondialisation] a eu deux effets: elle a contribué à déculturer les religions en les détachant de leur environnement culturel traditionnel, et elle a favorisé les fondamentalismes. L'émigration de musulmans en Occident a cassé les islams «traditionnels» (marocain, égyptien) et coupé les transmissions héritées de la famille ou des communautés d'origine. Deuxième conséquence: la [mondialisation] a favorisé les formes fondamentalistes du religieux, qu'il s'agisse du salafisme islamique ou de l'évangélisme protestant. Ces fondamentalismes voient dans les cultures profanes, aussi bien traditionnelles que modernes, des paganismes. Ils sont contre la culture, soit parce qu'elle n'apporte rien de plus que la religion et est donc inutile, soit parce qu'elle est un obstacle à une authentique pratique religieuse. Les fondamentalistes non seulement ne souffrent pas de la déculturation induite par la [mondialisation] mais en profitent. Il est absurde de présenter le fondamentalisme religieux comme la réaction défensive de sociétés traditionnelles agressées par la
modernité, et en particulier par la modernité occidentale. Il est au contraire à la fois un produit et un acteur de cette modernité, voire de cette occidentalisation
[3].
La [mondialisation] favorise les «religions pour l'export», celles qui se détachent explicitement de toute culture et ne revendiquent aucun enracinement territorial ou historique. C'est pourquoi c'est à la fois une erreur et une bêtise que de penser les tensions actuelles en termes de clash ou de dialogue des «cultures»: les formes de religiosité qui posent problème sont justement celles qui ne représentent aucune culture.
La religion qui croît le plus vite au monde aujourd'hui est le pentecôtisme
Le pentecôtisme a poussé jusqu'au bout la logique de la déculturation. On sait qu'un de ses traits spécifiques est la glossolalie: chacun entend dans sa langue les sons que prononce le fidèle saisi par le
Saint-Esprit. Or la «langue» que «parlent» les fidèles n'est pas une langue, c'est une succession de sons. L'idée n'est pas qu'un simple fidèle parle soudainement le chinois ou l'espagnol, mais que le Saint-Esprit s'exprime sans passer par le support d'une langue donnée, c'est-à-dire sans passer par la culture des fidèles. La foi est ainsi totalement décontextualisée au profit d'une illumination
[4] et d'un système de normes explicites et intangibles. Cette indifférence aux cultures concrètes contraste avec les efforts faits naguère par les missionnaires catholiques pour comprendre et investir les cultures locales, mais elle devient soudainement la clé du succès de la prédication. Les nouveaux prédicateurs pentecôtistes ont converti en quelques années plus de musulmans que l'Église catholique en deux siècles.
La «Sainte Ignorance» ou le divorce des intégrismes et de la culture
La sainte ignorance, c'est deux choses. Premièrement, la dévalorisation de la culture au profit d'une foi; cette culture, pour les nouveaux croyants, au pis n'existe que sous forme païenne (pour les évangélistes et les salafistes, par exemple) et, au mieux, n'a de valeur, pour le pape Benoît XVI par exemple, que si elle est habitée par la foi. Ce qui disparaît, c'est l'idée d'une autonomie positive de la culture, c'est-à-dire d'un socle commun partagé par les croyants et les incroyants autrement que dans la nostalgie d'une foi perdue. Le deuxième élément, c'est l'indifférence envers la théologie au profit de la foi comme «vécu». Ici la sainte ignorance n'est pas un retour à un quelconque archaïsme, elle est bien l'expression d'une visée moderne: l'affirmation de soi, la jouissance du moment, la présence contre la pensée, et l'immédiat contre le temps.
La campagne électorale américaine révèle une usure du fondamentalisme de la droite chrétienne
Les croyants ne sont pas tous des gens enfermés dans la prière et dans l'attente du retour imminent du Christ ou du
Mahdi. Ils ont un travail, une famille, des problèmes de santé et de retraite. Lorsque les campagnes électorales se concentrent sur l'avortement et le mariage homosexuel, il y a bien un moment où le réel revient en force de l'extérieur, par la crise économique par exemple. Il y a aussi un retour sur scène d'un certain christianisme social ou humaniste pour qui les valeurs (solidarité, justice, amour) sont au moins aussi importantes que la question des normes et des interdits. Si
John McCain est
élu, ce ne sera pas sur l'avortement ou le mariage gay, chevaux de bataille de la droite évangélique. ■
Propos d’Olivier Roy, directeur d'études à l'Ehess et actuellement professeur aux États-Unis, recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet, à l’occasion de la publication de son livre, La Sainte Ignorance, Seuil, 2008. Olivier Roy est l'un des spécialistes mondiaux du monde musulman et de l'islamisme.
1.
Voltaire
2. L'acculturation est définie par le Petit Larousse comme: "la rencontre et l'assimilation par un groupe humain d'une culture qui lui est autre. Cette intégration d'une culture étrangère et souvent
dominante entraîne parfois un abandon de la culture initiale". Dans sa deuxième partie, cette définition semble confondre le concept d'acculturation avec celui de déculturation, que ce dictionnaire définit par ailleurs comme "la dégradation ou la perte de l'identité culturelle d'un individu, d'un groupe ethnique". Une définition claire s'impose, surtout lorsqu'on fait intervenir en plus les notions d'"inculturation" et d'adaptation. Le problème vient du fait que ces mots, sans être des synonymes, se recoupent ou se rejoignent sur certains points.
Commençons par l'inculturation, ce néologisme désigne selon Charles Trompette [Président de l'association Terre Humaine et co-fondateur de Max Haavelar France] le fait de "se déprendre de sa culture propre, la relativiser et s'ouvrir aux autres cultures" [cf. Charles Trompette, Questionnaire sur la France, Mélanges Pédagogiques, NancyII]. Par "se déprendre" il veut dire se détacher mais pas abandonner. Il s'agit en fait de se décentrer, de prendre du recul sur sa propre culture pour pouvoir "la relativiser".
L'inculturation est une manière de procéder à une acculturation, elle dépend de soi, de la façon d'appréhender les autres cultures en s'y intéressant. La notion d'acculturation va plus loin et indique qu'il y a réellement un changement dans les composantes de sa propre culture.
La différence entre acculturation et déculturation est que dans le second cas il y a disparition quasi totale de la culture d'origine. Les cas de déculturation sont généralement connus par des groupes ethniques, autochtones ou immigrés, peu nombreux, qui ont été confrontés à une politique d'acculturation radicale de la part du groupe dominant (Exemple de certaines colonisations, des personnes immigrées, isolées au sein du groupe dominant sans contact avec une communauté de la culture d'origine…). L'acculturation n'implique pas forcément
que la culture et l'identité culturelle soient étouffées au profit de celles du groupe dominant. Le processus d'acculturation peut se définir comme le déroulement de la rencontre entre deux groupes culturels à travers des
changements physiques, biologiques, politiques, économiques, culturels et sociaux [cf. J.-W. Berry, Acculturation et adaptation], qu'ils soient profitables ou défavorables au groupe d'acculturation. Valérie Guetté, 2000
3. Modification des mœurs, des coutumes, des modèles culturels d'un pays ou d'une société particulière sous l'influence du monde occidental.
Le phénomène est lié, à l'origine, à l'expansion coloniale et la domination militaire de l'Europe occidentale. Au XIXe siècle, le colonialisme, en France particulièrement, se voulait porteur d'un message universaliste et civilisateur, et témoignait d'un grand volontarisme pour introduire dans les pays conquis la langue, la culture scolaire et les mœurs des conquérants. Plus récemment, sous l'effet de la mondialisation des échanges et de l'économie, l'Occident a imposé au monde son modèle de société d'une façon plus radicale. L'occidentalisation se fait désormais par l'homogénéisation des marchés et des politiques économiques, par la diffusion agressive de produits de consommation standardisés et par une progressive identification des modèles d'organisation du travail (et par conséquent des loisirs).
Les effets de l'occidentalisation sont certainement très différents selon les pays et les catégories de la société concernée. Récemment encore, les familles occidentalisées des pays du tiers-monde, celles qui entretenaient des contacts avec l'Occident ou pouvaient envoyer leurs fils étudier en Europe ou en Amérique, appartenaient à la seule classe supérieure. Aujourd'hui, l'occidentalisation est plus massive et a d'incontestables effets pervers: sururbanisation, destruction progressive des cultures traditionnelles, résistances et phénomènes de rejet qui peuvent prendre diverses formes, parfois violentes, - ainsi, en terre d'Islam, où certains pays ou groupes politiques sont fermement résolus à éradiquer l'influence occidentale. Encarta
4. Wikipédia
Préface
Serge Latouche
La Découverte Poche, éd. 2005
«Peut-être la société occidentale a-t-elle depuis ses origines tendu vers ce point où elle accomplirait ses valeurs implicites dans la société bourgeoise - en même temps que le monde stupéfait adoptait ces valeurs. Et peut- être avec cette espèce de centre négatif, avec ce rien central, d’habitation du vide, le bourgeois a-t-il répondu à une sorte de désir inconscient de l’homme, une sorte de passion vers sa propre disparition.» Jacques Ellul [1]
L’Occidentalisation du monde est paru en France en 1989. En ce temps-là, on parlait beaucoup du «déclin de l’empire américain» - c’était le titre d’un film à succès du réalisateur québécois Denys Arcand. Par une de ces ruses dont l’histoire a le secret, ce n’est pas l’empire américain qui s’est écroulé, mais, chose incroyable et non prévue, l’empire soviétique. Depuis 1989, quinze ans seulement se sont écoulés - et en même temps une éternité! La chute du mur de Berlin semblait annoncer la fin du mensonge et des illusions totalitaires. Pendant quelques années, le monde occidental se prit à rêver de la paix perpétuelle qu’amènerait à coup sûr l’extension rapide à toute la planète de l’économie de marché, des droits de l’homme, des technosciences et de la démocratie. Aujourd’hui, le cauchemar a clairement succédé au rêve.
Le lendemain du 11 septembre 2001, jour de l’attentat contre les Twin Towers, un ami me téléphonait pour me dire que, relisant la conclusion de L’Économie dévoilée, intitulée « La fin du rêve occidental », il trouvait que l’analyse y était prophétique [2]. Déjà, Dans l’Occidentalisation du monde, je mettais en garde contre la montée d’un terrorisme disposant de moyens technologiques toujours plus sophistiqués, appelé à un bel avenir du fait de la croissance des inégalités Nord-Sud et de la montée des frustrations et du ressentiment. Désormais, l’occidentalisation est devenue la mondialisation et mes prévisions les plus sinistres se sont malheureusement réalisées.
Je me garderai bien cependant de dire un peu hâtivement, comme certains, que nous avons assisté en direct à l’écroulement de l’empire américain, voire à la chute de l’Occident. Tout au plus, peut-on voir dans l’événement un témoignage de la fragilité de notre mégamachine techno-économique planétaire et de la haine engendrée par l’arrogance de notre mode de vie. On ne désamorcera pas la bombe qui menace de nous faire sauter et on n’apaisera pas la soif de revanche des laissés-pour-compte, en se mettant la tête dans le sable comme l’autruche et en se gargarisant de belles paroles sur l’avènement prétendu d’une société multiethnique et multiculturelle planétaire. Sans doute vaut-il mieux prendre la mesure de l’«exception occidentale» et affronter avec lucidité le péril de la mondialisation qui pourrait bien signifier la faillite de notre universalisme «tribal» et envisager sereinement son remplacement par un «pluriversalisme» authentique.
La singularité occidentale
La mondialisation actuelle nous montre ce que le développement a été et que nous n’avons jamais voulu voir. Elle est, en effet, le stade suprême de l’impérialisme de l’économie. Rappelons la formule cynique d’Henry Kissinger: «La mondialisation n’est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine.» Mais alors quel était l’ancien nom? C’était tout simplement le développement économique lancé par Harry Truman en 1949 pour permettre aux États-Unis de s’emparer des marchés des ex-empires coloniaux européens et éviter aux nouveaux États indépendants de tomber dans l’orbite soviétique. Et avant l’entreprise développementiste? Le plus vieux nom de l’occidentalisation du monde était tout simplement la colonisation et le vieil impérialisme. Si le développement, en effet, n’a été que la poursuite de la colonisation par d’autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n’est que la poursuite du développement avec d’autres moyens. Mondialisation et américanisation sont des phénomènes intimement liés à un processus plus ancien et plus complexe: l’occidentalisation.
Toutefois, l’Occident est un lieu introuvable. L’expérience historique unique et spécifique du monde moderne révèle un ensemble de forces relativement permanentes et des dimensions constantes sous des formes toujours renouvelées. Il est assez naturel d’attribuer les éléments durables ainsi manifestés à un sujet appelé «Occident». Ce qui est désigné sous ce terme dans l’usage commun recouvre en effet une expérience polymorphe et une dérive historique. Ce que Heidegger appellerait un «destin».
On constate que l’histoire du monde a été bouleversée par un mouvement spécifique né en Europe occidentale, et que ce mouvement prend les formes les plus diverses, si bien que le mouvement lui-même est plus caractéristique du phénomène que ses formes mêmes. Le triomphe actuel de la société technicienne et marchande s’explique en partie par la conception grecque de la phusis et de la tekhné; mais seule une adhésion à la croyance métaphysique d’une continuité absolue et d’un déterminisme strict pourrait éliminer le hasard, les accidents et les circonstances, dans le long parcours qui nous sépare de nos origines helléniques, judaïques et chrétiennes. L’Occident n’a consistance que dans une histoire authentique, ni totalement déterministe, ni rétrodictive, ni pleinement évolutionniste. Le passé éclaire le présent, l’explique, mais parfois le contredit et laisse présager d’autres destins qui ne se sont pas produits. Le présent poursuit certains des desseins du passé, mais innove aussi radicalement.
Le mouvement inverse d’une définition précise de l’Occident est un exercice beaucoup plus périlleux, mais néanmoins nécessaire. Le sens commun nous apprend que l’Occident a à voir avec une entité géographique, l’Europe, avec une religion, le christianisme, avec une philosophie, les Lumières, avec une race, la race blanche, avec un système économique, la capitalisme. Pourtant, il ne s’identifie à aucun de ces phénomènes. Ne s’agit-il pas alors, plus largement, d’une culture ou d’une civilisation? Mais, supposés réglés les redoutables problèmes de définition de ces deux concepts, il reste à cerner la spécificité proprement occidentale de cette culture et de cette civilisation-là. Or l’ensemble des traits successifs que l’on retient de l’enquête historique et de l’examen analytique dessine une figure qui ne ressemble à rien de connu et qui ne peut manquer de nous saisir d’étonnement; il s’agit, en effet, proprement d’un monstre par rapport à nos catégories de repérage des espèces. L’Occident nous apparaît comme une machine vivante, mi-mécanisme mi-organisme, dont les rouages sont des hommes et qui, pourtant, autonome par rapport à eux dont elle tire force et vie, se meut dans le temps et l’espace suivant son humeur propre. En bref, une «mégamachine».
Finalement, les deux aspects les plus remarquables de la singularité occidentale me paraissent résider dans son idéologie et dans son caractère de mégamachine techno-économique.
Aujourd’hui, l’Occident est une notion beaucoup plus idéologique que géographique. Dans la géopolitique contemporaine, le monde occidental désigne un triangle enfermant l’hémisphère nord de la planète avec l’Europe de l’Ouest, le Japon et les États-Unis. La triade Europe, Japon et Amérique du Nord, rassemblée parfois sous le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace défensif et offensif. Le G8, ce sommet périodique des représentants des huit pays les plus riches et les plus développés (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Japon, Canada, Russie), tient lieu d’exécutif provisoire de cet ensemble.
Irréductible à un territoire, l’Occident n’est pas seulement une entité religieuse, éthique ou même économique. L’Occident comme unité synthétique de ces différentes manifestations est une entité «culturelle», un phénomène de civilisation. La pertinence de ce concept d’Occident comme unité fondamentale sous-jacente à toute une série de phénomènes qui se sont déployés dans l’histoire, ne peut se cerner que dans son mouvement. Inséparable de sa souche géographique originelle, son extension et ses dérivés tendent à le réduire à un imaginaire. Géographiquement et idéologiquement, c’est un polygone à trois dimensions principales: il est judéo-hellénico-chrétien. Les contours de son espace géographique sont plus ou moins précis suivant les époques. Ses frontières se font de plus en plus idéologiques. Il s’est identifié presque totalement au «paradigme» déterritorialisé qu’il a fait naître.
L’important dans cet imaginaire partagé me paraît être, d’une part, la croyance, inouïe à l’échelle du Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et l’attribution à l’homme de la mission de dominer totalement la nature, et, d’autre part, la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action. Cet imaginaire social que dévoile le programme de la modernité, tel qu’il est explicité chez Descartes, trouve clairement son origine dans le fonds culturel juif, dans le fonds culturel grec, et dans leur fusion.
Ce n’est qu’au terme d’une longue odyssée que l’idéologie et la «culture» occidentales aboutiront à l’économicisation de la vie. Il est vrai que ce processus a été poussé le plus loin aux États-Unis, terre vierge où le poids de l’histoire était quasi absent.
Reste que la thèse de la réduction de l’Occident à une autoaffirmation de l’économie est doublement insatisfaisante. Elle coupe l’histoire de l’Europe chrétienne et de son expansion en deux: une partie avant la naissance du capitalisme, dont le dynamisme est à attribuer à des facteurs «culturels» comme la religion; et une partie après, dont le mouvement résulte de mécanismes économiques. Par ailleurs, elle nie la spécificité de l’Occident au profit d’une machine naturelle ou, au moins, reproductible et universalisable. Or, s’il est incontestablement reproductible dans certaines conditions, le capitalisme ne paraît pas pleinement généralisable. L’exemple du Japon hier, celui de la Corée du Sud aujourd’hui et celui des pays émergents demain (peut-être) illustrent cette relative reproductibilité. La crise de l’environnement, le dépassement d’ores et déjà de l’empreinte écologique permise montrent l’impossible généralisation du mode de vie occidental. Le développement économique engendre le sous-développement ou du moins l’implique. Le processus de destruction créatrice qui nourrit la dynamique de l’économie de marché provoque une déculturation planétaire, détruit le lien social et suscite un ressentiment grandissant.
L’illusion du multiculturalisme
Après cinquante ans d’occidentalisation économique du monde, il est naïf et de mauvaise foi d’en regretter les effets pervers. Partout dans le monde, on se massacre allègrement et les États se défont au nom de la pureté de la race ou de la religion. Il y a tout lieu de penser que cet effarant retour de l’ethnocentrisme du Sud et de l’Est est au fond rigoureusement proportionnel à la secrète violence impliquée par l’imposition de la norme universaliste occidentale. Comme si, derrière l’apparente neutralité de la marchandise, des images et du juridisme, nombre de peuples percevaient en creux un ethnocentrisme paradoxal, un ethnocentrisme universaliste, l’ethnocentrisme du Nord et de l’Ouest, d’autant plus dévastateur qu’il consiste en une négation officielle radicale de toute pertinence des différences culturelles. Et qui ne voit dans la culture que la marque d’un passé à abolir définitivement.
On est ainsi enfermé dans un manichéisme suspect et dangereux: ethnicisme ou ethnocentrisme, terrorisme identitaire ou universalisme cannibale.
Ce débat sur l’ethnocentrisme est d’autant plus actuel que les problèmes du droit à différer font irruption dans notre quotidien, du foulard islamique à l’excision, de la montée du racisme à la ghettoïsation des banlieues. La mise en perspective de nos croyances en se mettant à la place de l’autre est indispensable sous peine de la perte de la connaissance de soi, danger que fait peser la mondialisation culturelle.
«Multiculturalisme» est un terme qui était encore assez peu employé dans les années 1980, du moins en Europe. Pour les thuriféraires de la mondialisation heureuse, le triomphe planétaire de l’économie de marché et de la pensée unique, loin de «broyer les cultures nationales et régionales», provoquerait une «offre» inégalée de diversité répondant à une demande croissante d’exotisme. La société globale se produirait tout en préservant les valeurs fondamentales de la modernité: droits de l’homme et démocratie. Et, en effet, dans les grandes métropoles, le libre citoyen peut à son choix déguster dans des restaurants «ethniques» toutes les cuisines du monde, écouter les musiques les plus diverses (folk, afro-cubaine, afro-américaine...), participer aux cérémonies religieuses de cultes variés, croiser des personnes de toutes couleurs avec parfois des tenues spécifiques.
Cette «nouvelle» diversité culturelle mondialisée s’enrichit encore des hybridations et métissages incessants que provoque le brassage des différences. Il en résulte l’apparition de nouveaux «produits». Le tout dans ce climat de grande tolérance de principe qu’autoriserait un État de droit laïc. «Jamais, proclamait Jean-Marie Messier, du temps de sa splendeur, lorsqu’il était le boulimique représentant des transnationales du multimédia, l’offre culturelle n’a été aussi large et diverse.» «L’horizon, pour les générations à venir, poursuivait-il, ne sera ni celui de l’hyperdomination américaine ni celui de l’exception culturelle à la française, mais celui de la différence acceptée et respectée des cultures [3].»
Curieusement, cette position médiatique semble rejoindre celle de certains anthropologues, comme Jean-Loup Amselle, pour qui «plutôt que de protester contre la domination américaine et de réclamer un état d’exception culturelle assisté de quotas, il serait préférable de montrer en quoi la culture française contemporaine, son signifié, ne peut s’exprimer que dans un signifiant planétaire globalisé, celui de la culture américaine [4]». Celle-ci serait devenue un opérateur d’universalisation dans lequel nos spécificités peuvent se reformuler sans se perdre. Le vrai péril alors ne serait pas l’uniformisation, mais bien plutôt la balkanisation des identités. Ainsi, du constat incontestable que les cultures ne sont jamais «pures, isolées et fermées» mais vivent bien plutôt d’échanges et d’apports continuels, que par ailleurs, une américanisation totale est vouée à l’échec, que, même dans un monde anglicisé et «macdonalisé», les différences de langage et de cuisine se reconstitueraient, beaucoup en concluent - hâtivement, à notre sens - que la crainte de l’uniformisation planétaire est sans fondement [5]. L’invention de nouvelles sous-cultures locales et l’émergence de «tribus» dans nos banlieues gommeraient les effets de l’impérialisme culturel.
Cette position en face d’une situation neuve se retrouve partiellement également dans de récents livres, y compris d’auteurs dont je me sens proche [6]. Un tel point de vue n’est soutenable qu’à la condition de confondre les tendances lourdes du système dominant avec les résistances qu’il suscite, de dissocier à la façon anglo-saxonne l’économie de la culture et de refuser de voir que l’économie est en passe de phagocyter en Occident tous les aspects de la vie.
Remettons les pendules à l’heure. Loin d’entraîner la fertilisation croisée des diverses sociétés, la mondialisation impose à autrui une vision particulière, celle de l’Occident et plus encore celle de l’Amérique du Nord. Un ancien responsable de l’administration Clinton, David Rothkopf, déclarait froidement en 1997: «Pour les États-Unis, l’objectif central d’une politique étrangère de l’ère de l’information doit être de gagner la bataille des flux de l’information mondiale, en dominant les ondes, tout comme la Grande-Bretagne régnait autrefois sur les mers.» Et il ajoutait: «II y va de l’intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l’anglais; que, s’il s’oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualités, ces normes soient américaines; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains; et que, si s’élaborent des valeurs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent.» Il concluait en affirmant que ce qui est bon pour les États-Unis est... bon pour l’humanité: «Les Américains ne doivent pas nier le fait que, de toutes les nations dans l’histoire du monde, c’est la leur qui est la plus juste, la plus tolérante, la plus désireuse de se remettre en question et de s’améliorer en permanence, et le meilleur modèle pour l’avenir [7].»
Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à ne substituer à la richesse ancienne de sens qu’un vide tragique. Ce désenchantement du monde a été bien analysé par Max Weber: «Le tramway marche, certaines causes produisent certains effets, mais nous ne savons plus ce qu’est notre devoir, pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourons [8].»
Les réussites de métissages culturels sont ainsi plutôt d’heureuses exceptions, souvent fragiles et précaires. Elles résultent plus de réactions positives aux évolutions en cours que de la logique globale. L’irruption des revendications identitaires, au contraire, constitue le retour du refoulé. La mégamachine globale rase tout ce qui dépasse du sol, mais elle enfonce les superstructures et conserve à son insu les fondations, en tout cas cette aspiration indéracinable: l’aspiration à une identité. Sous l’uniformisation planétaire, on peut retrouver les racines des cultures humiliées qui n’attendent que le moment favorable pour resurgir, parfois déformées et monstrueuses. Faute d’une place nécessaire et d’une légitime reconnaissance, les cultures refoulées font partout retour ou se réinventent de manière explosive, dangereuse ou violente.
Parce que l’universalisme des Lumières n’est que le particularisme de la «tribu occidentale», il laisse derrière lui bien des survivances, suscite bien des résistances, favorise des recompositions et engendre des formations bâtardes étranges ou dangereuses.
Les réactions défensives face à l’échec du développement, les volontés d’affirmation identitaire, les résistances à l’homogénéisation universelle vont prendre des formes différentes, plus ou moins agressives ou plus ou moins créatives et originales. Dans les sociétés plus déculturées comme l’Euramérique, la culture se réduit au recyclage marchand des survivances imaginaires et des aspirations déçues - ce que Jacques Austruy appelle de l’«inutile partagé [9]». Ces survivances culturelles servent aussi malheureusement de «banques de données» pour alimenter les conflits «ethniques» exacerbés qui émergent sur la base de l’indifférenciation et de la perte de sens. Les replis identitaires provoqués par l’uniformisation planétaire et la mise en concurrence exacerbée des espaces et des groupes sont d’autant plus violents que la base historique et culturelle en est plus fragile (voire inexistante dans le cas limite de la Padanie [10]).
L’identité culturelle est une aspiration légitime, mais coupée de la nécessaire prise de conscience de la situation historique, elle est dangereuse. Ce n’est pas un concept instrumentalisable. D’abord, lorsqu’une collectivité commence à prendre conscience de son identité culturelle, il y a fort à parier que celle-ci est déjà irrémédiablement compromise. L’identité culturelle existe en soi dans les groupes vivants. Quand elle devient pour soi, elle est déjà le signe d’un repli face à une menace ; elle risque de s’orienter vers l’enfermement, voire l’imposture. Produit de l’histoire, largement inconsciente, elle est dans une communauté vivante toujours ouverte et plurielle. Au contraire, instrumentalisée, elle se renferme, devient exclusive, monolithique, intolérante, totalisante, en danger de devenir totalitaire. La purification ethnique n’est pas loin. C’est ajuste titre que Maxime Rodinson a pu la stigmatiser comme «peste communautaire [11]».
Les pays d’Islam auxquels on ne peut s’empêcher de penser, longtemps tentés par le projet nationaliste, le sont aujourd’hui - et, semble-t-il, de plus en plus - par le fondamentalisme. Paradoxalement, la déculturation engendrée par l’Occident (industrialisation, urbanisation, nationalitarisme) offre les conditions inespérées de ce renouveau religieux. L’individualisme, ou plus exactement l’individuation, déchaîné comme jamais, donne sens au projet de recomposition du corps social sur la seule base du lien religieux abstrait en effaçant toute autre inscription territoriale. Il s’agit d’un islam politique, théorisé notamment par Hassan El-Bana, le fondateur des Frères musulmans. La religion devient la base d’un projet de reconstruction de la communauté. Elle se voit attribuer le rôle d’assumer la totalité du lien social.
Les mouvements islamiques fondamentalistes touchent avant tout les villes et les bidonvilles dans les pays où la tradition a le plus souffert des projets industrialistes, l’Iran de la révolution blanche, l’Égypte post-nassérienne, l’Algérie «socialiste», le Pakistan ou l’Indonésie d’après Sukarno et Suharto. Les animateurs ne sont pas des notables ruraux ou des esprits rétrogrades, mais des ingénieurs, des médecins, des scientifiques formés dans les universités. La religion, qui canalise les frustrations des exclus de la modernité et des déçus des projets modernistes du nassérisme, du Baas ou du socialisme arabe, est une croyance abstraite, rigoureuse, universaliste. L’universalisme occidental se trouve ainsi confronté à un universalisme tout aussi fort et réactionnel.
Il ne s’agit pas cependant d’une voie véritablement différente: l’anti-occidentalisme de ce courant est très affiché, mais il ne va pas jusqu’à une remise en cause radicale du capitalisme. Le fonctionnement théocratique de l’État est plus une perversion de la modernité qu’un projet radicalement différent. Il implique, certes, un rejet de la métaphysique matérialiste de l’Occident, mais il a besoin de garder la «base matérielle» et en particulier la machine. Ces mouvements anti-occidentaux s’accommodent fort bien de la technique et, le plus souvent, de l’économie de marché (la modernisation sans le modernisme). Sans être totalement vide, le contenu spécifique de ce qu’on appelle l’économie islamique reste très limité: les banques et la finance islamiques, et un volontarisme éthique assez flou. Elle n’exclut même pas un libéralisme quasi total. Le néolibéralisme, de son côté, s’accommode assez bien des communautarismes qui partagent la foi dans le libre-échange, la libre entreprise et la propriété privée. «La loi du marché peut être déclinée, note Geneviève Azam, en fonction de différences culturelles absolutisées, instrumentalisées et marchandisées. Les revendications identitaires qui en découlent renforcent même le discours néolibéral: face à des fractures posées comme absolues, seules les règles objectives et neutres du libre-échange et de l’échange marchand peuvent assurer la paix [12].» La menace d’une dérive totalitaire de ces mouvements démagogiques et théocratiques n’est cependant pas négligeable.
En fait, ce projet universaliste peut se lire comme le projet d’une autre mondialisation, la mondialisation islamique. Dans son livre Jusqu’au bout de la foi, Naipaul décrit assez bien ce projet d’islamiser la modernité [13]. De même que Lénine définissait le socialisme par le slogan «les soviets plus l’électrification», les ingénieurs islamistes, indonésiens ou pakistanais, définissent leur projet par le programme techno-économie de pointe plus charia. Mais on voit tout de suite que cette proposition n’offre qu’une fausse alternative. «Les néofondamentalistes, remarque Olivier Roy, sont ceux qui ont su islamiser la globalisation en y voyant les prémices de la reconstitution d’une communauté musulmane universelle, à condition, bien sûr, de détrôner la culture dominante: l’occidentalisme sous sa forme américaine. Mais ce faisant, ils ne construisent qu’un universel en miroir de l’Amérique, rêvant plus de McDo hallal que de retour à la grande cuisine des vrais califes d’autrefois. [...] La oumma imaginaire des néofondamentalistes est bien concrète: c’est celle du monde global, où l’uniformisation des comportements se fait soit sur le modèle dominant américain (anglais et McDo), soit sur la reconstruction d’un modèle dominé imaginaire (djellaba blanche, barbe... et anglais [14]).»
Le cœur de la mondialisation n’est pas remis en question, et la dimension culturelle qui lui est ajoutée n’est guère susceptible de plaire à tout le monde, pas plus que nos valeurs occidentales/chrétiennes. Pour les «néofondamentalistes» musulmans, l’autre mondialisation social-démocrate que préconisent les «altermondialistes» est tout aussi fallacieuse, voire plus, que celle de Bush. L’autre mondialisation est non seulement un défi pour l’Islam, mais l’Islam est aussi un défi pour l’autre mondialisation [15].
Plaidoyer pour un pluriversalisme
II est un fait que le triomphe de l’imaginaire de la mondialisation a permis et permet une extraordinaire entreprise de délégitimation du discours relativiste, même le plus modéré. Avec les droits de l’homme, la démocratie, et bien sûr l’économie (par la grâce du marché), les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont plus questionnables. On assiste à un véritable «retour de l’ethnocentrisme» occidental et anti-occidental. L’arrogance de l’apothéose du tout marché est elle-même une forme nouvelle d’ethnocentrisme.
Les adversaires de la mondialisation libérale d’Occident ou d’Islam devraient en tirer la leçon et éviter de tomber dans le piège de l’ethnocentrisme qui leur est tendu. On devrait commencer à savoir qu’il n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures, pour la simple raison qu’une valeur n’existe comme telle que dans un contexte culturel donné. Or même les critiques les plus déterminés de la mondialisation sont eux-mêmes, pour la plupart, coincés dans l’universalisme des valeurs occidentales. Rares sont ceux qui tentent d’en sortir. Et pourtant, on ne conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en restant enfermé dans le marché unique des idées. Il est sans doute essentiel à la survie de l’humanité - précisément pour tempérer les explosions actuelles et prévisibles d’ethnicisme - de défendre la tolérance et le respect de l’autre, non pas au niveau de principes universels vagues et abstraits, mais en s’interrogeant sur les formes possibles d’aménagement d’une vie humaine plurielle dans un monde singulièrement rétréci.
Il ne s’agit donc pas d’imaginer une culture de l’universel, qui n’existe pas, il s’agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l’autre donne du sens à la nôtre. Certes, il est illusoire de prétendre échapper à l’absolu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Là où l’affaire commence à devenir inquiétante, c’est quand on l’ignore et qu’on le nie; car cet absolu est bien sûr toujours relatif.
Avec ses Persans, Montesquieu tentait de faire prendre conscience à l’Europe de la relativité de ses valeurs. Seulement dans un monde unique, dominé par une pensée unique, il n’y a plus de Persans! En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rêve universaliste, bien défraîchi du fait de ses dérives totalitaires ou terroristes, par un «pluriversalisme» nécessairement relatif, c’est-à-dire par une véritable «démocratie des cultures» dans lequel toutes conservent leur légitimité sinon toute leur place? L’Europe a-t-elle un rôle à jouer dans ce projet? Peut-elle relever le défi? L’occidentalisation du monde aujourd’hui est plus une américanisation qu’une européanisation. L’uniformisation planétaire se fait sous le signe de l’American way of life. La plupart des signes extérieurs de la «citoyenneté» mondiale sont made in USA.
Les États-Unis sont désormais l’unique superpuissance mondiale. Leur hégémonie politique, militaire, culturelle, financière et économique est incontestable. Les principales firmes transnationales sont nord-américaines. Elles conservent la haute main sur les nouvelles technologies et sur les services haut de gamme. Le monde est une vaste manufacture, mais le logiciel reste américain... Plus que la vieille Europe, l’Amérique incarne la réalisation quasi intégrale du projet de la modernité. Société jeune, artificielle et sans racines, elle s’est construite en fusionnant les apports les plus divers. L’organisation rationnelle, fonctionnelle et utilitaire qui a présidé à sa constitution est vraiment universaliste et fonde son unilatéralisme.
L’Europe peut-elle renier sa progéniture et se désolidariser du «monstre» dont elle a accouché? En dépit des rivalités et des antagonismes de toutes sortes qui les opposent, elle en reste profondément complice et solidaire. Pour affirmer et renforcer sa différence, il lui faudrait renouer avec ses racines prémodemes et précapitalistes, comme la vision méditerranéenne, et retrouver sa parenté avec son versant oriental et orthodoxe toujours resté en marge. Ces deux Europe du Sud et de l’Est, en effet, sont aux confins de l’autre: le proche, le moyen et l’extrême Orient. Et d’abord, le monde musulman dans sa diversité - turque, persane, mongole, berbère ou arabe. Les échanges incessants, les complicités de toutes sortes les ont toujours - en tout cas, longtemps - gardés de l’autisme de l’Europe atlantique débouchant sur la démesure américaine.
Ce projet d’une voie européenne originale, dont l’ébauche de Constitution européenne de 2004 ne peut malheureusement être considérée comme une étape, est utopique sans doute, mais il est nécessaire peut-être pour l’avenir de l’Occident et celui du monde.
Comme le dit le théologien et philosophe indo-catalan, Raimon Panikkar: «C’est l’Europe qui doit collaborer à la désoccidentalisation du monde; et même parfois, ce sont les Européens qui doivent en prendre paradoxalement l’initiative auprès des élites occidentalisées d’autres continents qui, tels de nouveaux riches, se montrent plus papistes que le pape... L’Europe, ayant l’expérience de sa culture et ayant saisi ses limites, est mieux placée pour accomplir cette métanoia (regrès/regret) que ceux qui voudraient parvenir à jouir des biens de la civilisation européenne [16].»
1. Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois, La Table Ronde, 1998
2. J’y écrivais: «En réduisant la finalité de la vie au bonheur terrestre, en réduisant le bonheur au bien-être matériel et en réduisant le bien-être au PNB, l’économie universelle transforme la richesse plurielle de la vie en une lutte pour l’accaparement des produits standard. La réalité du jeu économique qui devait assurer la prospérité pour tous n’est rien d’autre que la guerre économique généralisée. Comme toute guerre, elle a ses vainqueurs et ses vaincus; les gagnants bruyants et fastueux apparaissent auréolés de gloire et de lumière ; dans l’ombre, la foule des vaincus, les exclus, les naufragés du développement, représentent des masses toujours plus nombreuses. Les impasses politiques, les échecs économiques et les limites techniques du projet de la modernité se renforcent mutuellement et font tourner le rêve occidental en cauchemar. Seul un réenchâssement de l’économique et du technique dans le social pourrait nous permettre d’échapper à ces sombres perspectives. Il faut décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment le monde, avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur» (Serge Latouche (dir.), L’Économie dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires, Autrement, Paris, 1995).
3. Jean-Marie Messier (président-directeur général de Vivendi Universal), «Vivre la diversité culturelle», in: Le Monde, 10 avril 2001
4. Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Flammarion, 2001
5. Je ne crois pas que ce soit la position de Jean-Loup Amselle, mais c’est bien celle que Nicole Lapierre, dans le compte rendu de son livre, lui attribue (Nicole Lapierre, «L’illusion des cultures pures», in: Le Monde, 4 mai 2001).
6. Je pense à Eccessi di culture de Marco Aime (Giulio Einaudi, 2004) et à La Fin de l’occidentalisation du monde de Henry Panhuys, sous-titré précisément: «De l’unique au multiple», L’Harmattan, 2004.
7. David Rothkopf, «In praise of cultural imperialism?», in: Foreign Policy, n° 107, Washington, été 1997
8. Bien résumé ainsi par Christian Laval, L’Ambition sociologique, La Découverte/MAUSS, 2002.
9. Jacques Austruy, Le Scandale du développement, 1968, rééd. Clairefontaine, Genève-Paris, 1987
10. Cette région de la plaine du Pô qui sert de référence au mouvement politique italien de la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, qui se revendique à la fois d’une identité celte bien problématique et de la référence historique aux ligues lombardes du Moyen Âge.
11. Maxime Rodinson , «La peste communautaire», in: Le Monde, 1er décembre 1989
12. Geneviève Azam, «Libéralisme et communautarisme», in: Politis, 20 novembre 2003
13. Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Jusqu'au bout de la foi, Plon, 1998
14. Olivier Roy, «L’islam au pied de la lettre», in: Le Monde diplomatique, avril 2002
15. Étrangement, cette mondialisation islamique semble largement ignorée des «altermondialistes». L’invitation si controversée au Forum social européen de Saint-Denis en 2003 de l’intellectuel musulman de Genève, Tariq Ramadan, ne visait pas à découvrir cette autre mondialisation ni à dialoguer éventuellement avec elle. Il s’agissait plus simplement, à mon sens, de ne pas laisser sur le bord du chemin les contestataires musulmans du Nord et de tenter de les intégrer dans notre altermondialisation.
16. Raimon Panikkar, «Méditation européenne après un demi-millénaire», in: «1492-1992, Conquête et Évangile en Amérique latine. Questions pour l’Europe aujourd’hui», Actes du colloque de l’université catholique de Lyon, Profac, 1992
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