Le Temps, 24 octobre 2008
[La question de l'ampleur de la crise financière n'est pas tant de savoir qui nous a entraînés dans cette galère que de savoir comment avons-nous pu nous laisser embarquer.]
La littérature scientifique nous offre deux modèles complémentaires très stimulants. Le premier, le modèle de la rationalité dit Bayesien [1], suppose que les acteurs économiques possèdent au départ un certain nombre de croyances sur lesquelles ils fondent leur existence.
Au fur et à mesure de leur vie, ils modifient leurs croyances en intégrant les résultats des expériences vécues. Comme tous les individus vivent des expériences relativement similaires, il se produit au bout d’un laps de temps plus ou moins long une convergence dans le système de croyance. Le modèle de Bayes est d’une efficacité redoutable pour rendre compte des effets pervers à long terme de décisions individuelles parfaitement rationnelles.
[…]
La psychologie cognitive [met] clairement en évidence que, face à une masse importante de données et d’analyses qu’ils sont incapables de maîtriser, les gens se reposent sur des schémas cognitifs simplificateurs, des conclusions communément admises et des chaînes causales simplificatrices («trop d’impôt tue l’impôt», «trop de régulation casse les marchés»). Ces procédés ont le grand avantage de fournir une feuille de route et de permettre l’action collective. Ils présentent l’inconvénient de produire des biais et des distorsions et d’interdire les remises en cause salutaires. Ils poussent les individus à surestimer certains résultats et à tirer des conclusions générales à partir de cas trop réduits et sur des périodes trop courtes. Quand un nouveau modèle apparaît et qu’il est soutenu par une communauté d’action prestigieuse, il devient très rapidement l’objet d’une foi collective.
Comme la communauté de croyance est de plus en plus vaste, il se produit un phénomène de prophétie auto-réalisatrice: les résultats viennent confirmer les croyances («vous avez vu», «on vous l’avait bien dit») et la communauté des croyants s’élargit sans cesse.
Mais la métaphore religieuse mérite d’être tirée encore plus loin. La foi collective conduit non seulement à croire aux miracles, mais encore à faire la chasse aux hérétiques. Les conseils de tous ceux qui prêchaient pour une régulation des marchés financiers sont systématiquement ignorés, méprisés, et leurs auteurs obligés à se taire.
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On prend conscience aujourd’hui que la majorité des responsables politiques et du monde des affaires ne comprenait pas réellement le fonctionnement des nouveaux marchés financiers et n’avait aucune idée des risques. C’est ainsi que tout est parti. On ne peut aujourd’hui qu’en mesurer les effets. ■ Francois-Xavier Merrien, professeur de sociologie à l’Université de Lausanne
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