L'Hebdo, 10 septembre 2008
[...] vivre, c'est de plus en plus essayer de se faufiler jour après jour sous une pluie de risques, fondés ou infondés. On craint le réchauffement climatique, l'épuisement des ressources, la récession, la mondialisation, l'immigration, les banlieues, le terrorisme, la grippe aviaire, le tabac, les pit-bulls, l'amiante, l'eau qu'on boit ou la nourriture qu'on avale, les armes [...] à domicile, les ondes magnétiques propagées par le téléphone portable, les antennes-relais GSM ou la Wi-Fi... On en passe. Une crainte ne chasse pas l'autre, mais s'y ajoute pour créer un climat d'anxiété permanente. [...]
Curieux paradoxe: «Nous vivons sans doute - du moins dans les pays développés - dans des sociétés parmi les plus sûres qui aient jamais existé. [ Robert Castel, L'insécurité sociale, Seuil, 2003]» Alors, qu'est-ce qui vient alimenter cette spirale d'inquiétudes, d'angoisses, de peurs ou de terreurs dans laquelle nous sommes entraînés? [L'automne 2006], un sondage
BVA [1] publié en France avait fait parler de lui. Il révélait que près d'un Français sur deux (et 62% des 35-49 ans) redoutait de se retrouver un jour dans la peau d'un SDF. Stupéfaction générale. Personne n'imaginait qu'une angoisse de cette sorte fût aussi communément partagée.
Plus fondamentale chez l'homme que l'amour, la peur est de toute éternité. Mais elle n'a pas toujours eu le même sens, comme le rappellent les historiens. Jean Delumeau a évoqué cette période, du XIVe au XVe siècles, où la société occidentale exaltait la témérité dans sa littérature épique tout en chargeant la peur d'une honte qui obligeait les âmes bien nées à la dissimuler au plus profond d'eux-mêmes [La peur en Occident, Fayard, 1978].
Georges Duby, pour sa part, a fait un sort à la «légende romantique» de la grand-peur de l'an mil [L'an mil, Julliard, 1974]. À rebours des idées reçues, il a montré notamment que, malgré l'extrême pauvreté dans laquelle vivait la majorité de la population, on ne redoutait pas la misère à cette époque comme aujourd'hui: «On ne peut parler de vraie misère, car des relations de solidarité, de fraternité faisaient que le peu de richesses était redistribué. Cette solitude épouvantable du misérable que l'on voit de nos jours dans le métro n'existait pas. [An 1000, an 2000. Sur les traces de nos peurs, Textuel, 1999]»
La modernité a changé la donne. Les progrès de l'individualisation, en relâchant les liens de parenté, de voisinage ou de communauté, a libéré les hommes d'un ordre étouffant mais sécurisant. Plus récemment, avec le déclin de l'État providence, la protection de l'individu s'est encore affaiblie. La société lui réclame désormais une flexibilité croissante pour s'adapter à une mondialisation toujours plus ouverte et à l'accélération du progrès technologique. Les peurs se vivent d'autant plus intensément que chacun se retrouve de plus en plus seul face à elles.
Nous sommes en train d'entrer dans la modernité «liquide». [ Zygmunt Bauman, sociologue polonais] Cette modernité où s'évanouissent tous les repères stables. Où les individus sont forcés de vivre dans «des conditions d'incertitude endémique». L'an dernier a paru la traduction française de l'essai dans lequel il interprète cette fluidité généralisée [Le présent liquide, Seuil, 2007]. Dans cet «âge de l'incertitude», la crainte de l'insécurité devient obsédante et la peur n'y occupe pas une position marginale, mais centrale. Elle s'y déploie avec «son énergie propre, sa propre logique de croissance». [Z.B.]
Professeur d'histoire à l'Université de Genève, François Walter nuance en distinguant parmi les peurs qui nous assaillent. «Nombre d'entre elles sont causées par des réflexes ou des superstitions qui survivent à travers les âges. De ce point de vue, nous ne sommes pas toujours très éloignés de l'humanité primitive... [F.W.]» Curieux des catastrophes auxquelles il vient de consacrer un essai d'histoire culturelle [Catastrophes, Seuil, 2008], il observe que la vieille peur du châtiment divin, par exemple, n'a pas complètement déserté nos sociétés sécularisées. Certains ont pu interpréter les ravages du sida ou de l'ouragan Katrina dans ce sens.
De telles interprétations restent toutefois minoritaires, et François Walter précise qu'une rupture décisive caractérise malgré tout l'époque actuelle. «Pour l'essentiel, les choses qui nous font peur ne sont plus extérieures à nous. Désormais, on leur prête des causes humaines, ce qui fait que la société se retrouve toujours confrontée à elle-même. Sans aucune échappatoire.»
Ainsi, le tsunami de décembre 2004 venait à peine de se produire que tout le monde incriminait déjà les défaillances des systèmes d'alerte ou de protection, et donc les responsabilités humaines dans la catastrophe. Idem pour les inondations de la Somme (en 2002). D'une certaine manière, les catastrophes «naturelles» n'existent plus.
C'est également le constat que fait l'anthropologue lausannois Daniella Cerqui: «On tend à considérer que les catastrophes naturelles pourraient être prévenues, ou réduites dans leurs conséquences, si l'on s'en remettait à des techhnologie adéquates. En même temps [...] nous avons peur des technologies sur lesquelles nous comptons pour accroître notre maîtrse du monde et éviter ainsi de nouvelles catastrophes.»
Nos peurs sont engagées dans ce cercle vicieux. Obsédés par de nouveaux risques, on développe des technologies qui nourrissent à leur tour de nouvelles peurs. «Nous avons tendance à nous désintéresser des risques routiniers comme ceux que l'on rencontre sur le lieu de travail. À l'inverse, nous sommes de plus en plus fascinés par les risques hypothétiques ou invisibles. [Alain Kaufmann, directeur de l'Interface Sciences-Société de l'Université de Lausanne]»
Nos peurs s'accrochent d'autant mieux à de tels risques qu'ils sont susceptibles de muter comme le terrorisme ou le virus de la grippe aviaire. «Nous vivons dans une société de la menace. Si vous voulez y être entendu, il faut lancer des alertes contre tel ou tel risque. C'est le meilleur moyen de gagner une audience. Désormais, tout le monde a compris ça. [A.K.]»
Les médias aussi l'ont compris. Tout journaliste est payé pour savoir que le piment de la peur va donner un peu de goût à sa prose. Il en use alors comme il en déjà usé, précédemment, pour convaincre son rédacteur en chef ou pour gagner un peu d'espace supplémentaire dans son journal. On accuse volontiers la presse: «Vous faites peur aux gens pour vendre!» Ce n'est pas totalement faux. Il existe en effet un marché de la peur qui profite aux médias, mais aussi aux assureurs, aux psychothérapeutes, aux climatologues, aux politiciens populistes, aux sociologues du risque...
Le vrai problème, c'est qu'on se retrouve, avec les médias, devant un autre paradoxe. On peut légitimement craindre leur propension à trop amplifier nos peurs. Mais c'est aussi à travers les médias, comme espace de la controverse, que va se jouer le débat d'avenir: comment intégrer ces problématiques nouvelles dans la culture démocratique, afin que nos sociétés déterminent les risques qu'elles refusent et ceux qu'elles acceptent de courir? ■ Michel Audétat et Sonia Arnal
1. LCI | L'Humanité | LaVie
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