Le Courrier, 22 novembre 2008
La philosophie hindoue apporte un nouvel éclairage sur certains mécanismes psychiques
Le meurtre du père est un élément traumatique de la société judéo-chrétienne, que l'histoire actualise sous de multiples formes. Or dans la philosophie hindoue, le meurtre du père est l'horreur absolue, car le père s'accomplit dans la forme du fils et vice-versa. Le meurtre œdipien n'y a donc pas cours de la même manière. Un courant matriarcal habite l'Inde. Une forte présence maternelle est au service d'une philosophie de préservation de la nature. Les sages hindous considèrent qu'il y a une identité naturelle et spirituelle entre l'homme, l'animal et le végétal. Mettre à mal les biens terrestres est un crime.
L'impact de cette différence de discours culturel sur le psychisme des individus
Il faut distinguer entre la réalité profonde des eaux de l'océan, où la température ne change pas, et sa réalité de surface où elle varie: chacun porte en soi une partie primitive, ancestrale, et des variations de surface liées aux conditionnements culturels, qui peuvent en effet créer des troubles. L'Occident judéo-chrétien, en séparant par exemple désir et amour, sexualité et esprit, a créé un clivage qui génère des névroses. Celles-ci existent non moins en Inde, elles ne naissent pas seulement d'un discours culturel culpabilisant mais s'enracinent dans le fonctionnement psychique profond. Par ailleurs, l'Inde connaît aussi deux tendances de la sexualité: l'influence des aryens et des musulmans d'un côté, ainsi que la pratique de l'ascétisme – renoncer au désir, c'est aussi reconnaître sa force; de l'autre, l'érotique joyeuse du Sud, préconisée par Shiva.
La philosophie indienne n'est pas basée sur les oppositions dualistes qui fondent notre société occidentale
Avec le philosophe Tagore notamment, il existe [...] une aspiration à l'unité individuelle et universelle: il s'agit de franchir le seuil des apparences pour reconnaître l'unité dans toutes choses. La pensée indienne du désir défend l'idée que la connaissance de soi mène à la connaissance universelle de la nature et de l'univers. L'adhyatma-yoga, ou yoga supérieur, est une mise en pratique de cette théorie, un exemple de connaissance de soi et de l'univers qui passe par le corps, le souffle et la parole – réalités essentielles dans la philosophie hindoue.
Autre exemple: la conception indienne de transmigration des âmes. Les judéo-chrétiens vivent dans un créationnisme immanent, où tout commence à la naissance de l'individu et se termine à son décès. Cette pensée est irrecevable pour les hindous. L'être de l'âme préexiste la naissance et survit à la mort. On ne dit pas «rendre l'âme», mais «rendre le corps» à la nature. Le drame de l'homme occidental du XXIe siècle, c'est qu'il ne se sent plus relié au vivant de l'univers. Il est à la fois séparé de lui-même (névrose) et du cosmos, il ne perçoit pas l'infini.
[Cette dimension spirituelle des philosophie indiennes n'est pas totalement absente de la psychanalyse.] Freud lui-même parlait d'«âme inconsciente», dans l'une de ses dernières conférences. «Âme» renvoie à amour, à animisme, à une dimension spirituelle antérieure à l'absolutisme judéo-chrétien. L'idée d'un Dieu unique est intrinsèque à celle de domination, elle est liée au patriarcat, au matérialisme, à la rationalité scientifique. Freud reste bien sûr rationaliste et positiviste, même si quelque chose, dans cette incursion en soi, va chercher du côté de la mystique. Il écrit en exergue à son Interprétation des rêves: «Si je ne puis atteindre les dieux, je remuerai les enfers», c'est-à-dire l'inconscient. Mais il s'arrête au seuil du fameux «Connais-toi toi-même» du temple d'Apollon, alors que la phrase continue: «Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux.» ■ Propos de Mario Cifali, psychanalyste, recueillis par Anne Pitteloud
Commentaires