«Bonjour, ça va?» Ça ne va pas mais je m'entends répondre «Très bien et vous?» d'une voix juvénile et flûtée, imperméable au malheur, d'une voix d'hôtesse de l'air qui vous propose de choisir entre bordeaux et champagne, alors qu'elle vient d'apprendre que l'un des moteurs est en flamme. Pour me faire encore plus discrète, je ne parle pas en mon nom propre, je laisse le temps qu'il fait s'exprimer à ma place. «Ça va, avec ce beau soleil.» S'il n'y a pas de soleil, un bref constat météorologique, en passant, va dans le sens de la bonne humeur. L'important est de ne pas s'y attarder. C'est la règle du jeu. Chacun a intérêt à la suivre, surtout aux heures matinales lorsque le «bonjour, ça va?» sonne en début de journée, qu'il y a devant soi tout un espace à parcourir, des tâches à accomplir, des désagréments à surmonter et qu'il faut pouvoir compter sur un capital d'énergie certain. Cependant, au lieu de s'en tenir à un optimisme formel, à un stoïcisme léger, certains s'écartent de la règle et dévoilent aussitôt une faille, à n'importe qui, au premier venu, sans égard pour la prudente réserve qu'il vient, lui, d'observer. Du tac au tac, ils répondent par un «à peu près», «couci couça», «ça va moyen», «faut le dire vite», «on fait aller», «ça pourrait aller mieux mais que voulez-vous c'est la vie!». Avec «c'est la vie», la formule est lâchée, le sésame ouvre-toi du grand déversoir de la plainte. Elle était là, toute prête. Elle n'attendait qu'une occasion. Le moindre prétexte fait l'affaire. À un arrêt d'autobus, j'avertis une dame, prête à s'asseoir, que le banc est déséquilibré: «Qu'est-ce qui n'est pas déséquilibré de nos jours!», me dit-elle, en se laissant choir de tout son poids et manquant de basculer...
Puisque c'est la vie, et qu'on est dedans, on y a droit nous aussi - à dire que ça ne va pas du tout, que l'atmosphère est sinistre, le gouvernement pourri, l'état des lieux calamiteux, que le Bon Dieu est un sadique et le Père Noël une ordure, que si ça doit durer comme ça encore longtemps, eh bien merci, autant en finir aussitôt, et franchement le monde qui se prépare pour nos enfants ne donne pas envie de le connaître. Une fois qu'on est sur le chapitre de la plainte, nulle crainte à avoir: l'accord est complet, on peut toujours en rajouter, on ne risque jamais de lasser son interlocuteur. À dire vrai, ce ne sont pas deux personnes qui parlent mais une seule plainte, qui passe de l'une à l'autre. Comment ça pourrait aller, en effet, avec les soucis, les enfants, les maladies, les maris, pas de mari, l'argent qui manque et les années qui s'accumulent? Le fait de trouver quelqu'un avec qui se plaindre à l'unisson ne console pas. Ça conforte plutôt dans la certitude que personne n'est épargné, que partout où l'on porte son regard, c'est le même tableau déprimant, que rien ne va. La plainte est intarissable, tous les prétextes lui sont bons. Elle est une sorte de Cahier des doléances, confus, inarticulé, et qui, à la différence de celui-ci, ne porte ni revendication, ni accusation. Pourtant la plainte, et c'est peut-être son moteur secret, est habitée du sentiment de l'injustice. Mais c'est une injustice si atroce, originelle, fondamentale, qu'elle demeure définitivement indicible.
«Quand je suis dans la merde, je chante» [1], a écrit Samuel Beckett. Si son exemple se généralisait, on vivrait en musique. Des chœurs inouïs de force et de beauté s'élèveraient de nos campagnes comme de nos cités. Et de la somme innombrable des affreux malheurs et des vrais fléaux, des douleurs sans pareille et des mini-débâcles qui nourrissent l'envie de récriminer, jaillirait un opéra de la vie. Le grand opéra d'aujourd'hui. L'immense opéra des plaintifs. Et demain sera-t-il aussi pire? Demain? Un merdier à l'échelle de la planète! Alors je chante encore plus haut, à pleine gorge. Les verres explosent, les façades se lézardent. Tout pète et je lance ma trille.
Chantal Thomas, Souffrir, Payot & Rivages, 2004
1. La phrase originale de Beckett: «When you are in the ditch, there's nothing left to do but sing.»
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