Le Courrier, 18 novembre 2008
[…] Initié dès la fin du XVIIIe siècle par les États du nord, le processus abolitionniste aux États-Unis trouve son terme en 1865. La victoire de l'Union sur l'armée confédérée sonne le glas de l'esclavage et brise les chaînes de près de quatre millions d'individus. Cette rupture avec un mode de production séculaire et universel est révolutionnaire. Le chemin de l'égalité avec l'homme blanc reste cependant à parcourir. L'ancien esclave doit s'élever des abysses de l'échelle sociale et surmonter des mentalités façonnées durablement par des siècles d'esclavage. Les discriminations qui en découlent sont autant d'obstacles à son ascension. À cette époque, l'esclave peut être vendu et acheté au même titre qu'un lopin de terre ou une bête de somme. Des impôts sont prélevés sur sa tête comme sur n'importe quel bien. Le maître d'un esclave condamné à mort est remboursé par la justice à hauteur du préjudice subi. L'esclave n'est pas même considéré comme un homme mais comme une propriété dont le maître dispose à sa guise.
Visées abolitionnistes
À cette définition classique s'ajoute une particularité propre aux États-Unis. Politiquement, l'esclave y est considéré comme valant le trois cinquièmes d'un homme libre. Le propriétaire de cinq esclaves dispose ainsi de trois votes supplémentaires. En raison de leur forte concentration d'esclaves, les États du sud ont imposé cette condition lors de la formation des États-Unis à la fin du XVIIIe siècle. Les intérêts des esclavagistes sont ainsi largement représentés au sein du gouvernement, leur permettant de neutraliser sur le long terme les visées abolitionnistes des États du nord.
40 acres et une mule
La possession d'esclaves donne donc un poids politique certain, expliquant que nombre de présidents tel George Washington en aient possédé à titre privé. De la condition d'objet animé à celui d'homme incomplet, l'ancien esclave doit gravir les échelons sociaux pour devenir membre à part entière de l'humanité. Il fait ses premiers pas d'homme libre dépourvu de tout capital matériel ou intellectuel et doit se contenter de son unique liberté comme solde de l'esclavage. Les expériences d'octroi de terres aux affranchis sont tentées lors de la guerre de Sécession. L'avancée des troupes de l'Union dans les territoires du sud provoque la fuite des planteurs et l'abandon de leurs biens.
Les terres laissées vacantes sont redistribuées à leurs esclaves à raison de 40 acres (16 hectares) par famille et d'une mule pour les cultiver. L'accès à la propriété foncière devait permettre aux anciens esclaves la conquête de leur autonomie et l'ébauche d'un patrimoine. Ces espérances sont réduites à néant au terme de la guerre. À la suite de l'amnistie générale prononcée par le président Andrew Johnson en faveur des sudistes, les anciens planteurs recouvrent leurs terres et en délogent les affranchis. Les esclaves n'ont jamais bénéficié de dédommagements après les abolitions dans l'entier du continent américain.
Recouvrer la dignité niée
En revanche, leurs maîtres ont généralement été indemnisés pour la perte de leurs biens humains. La demande des «40 acres et une mule» demeurée sans réponse s'est cristallisée en un slogan devenu signe de ralliement de tous les espoirs d'égalité de la communauté afro-américaine. Parmi nombre d'exemples, la «Déclaration en 10 points» émise en 1966 par les Blacks Panthers revendique en réparation de l'esclavage la restitution de ces «40 acres et deux (sic) mules» promis un siècle plus tôt. L'ajout d'une mule supplémentaire correspond peut-être à l'intérêt de la facture impayée! «40 acres & a mule» est également le nom de la maison de production du réalisateur afro-américain Spike Lee.
Actuellement, le degré d'éducation, de revenus ou d'espérance de vie de la communauté afro-américaine reste largement inférieur à celui de la population blanche. Ils ne représentent à l'inverse qu'une infime proportion des classes dirigeantes [1].
Le «préjugé de couleur» [2] battu en brèche
L'élection à la plus haute charge des États-Unis d'un homme n'appartenant pas à «la noblesse de la peau» blanche (Abbé Grégoire, 1826) donne la possibilité aux descendants des victimes d'hier de relever la tête et de recouvrer une dignité longtemps niée. ■
Frédérique Beauvois, Université de Lausanne, Boursière du Fonds national suisse de la recherche scientifique
1. Selon une étude intitulée «Les Afro-Américains aux États-Unis» [3] se basant sur les statistiques du bureau du recensement fédéral de 2004.
2. La formule est de Pompée-Valentin Vastey, général haïtien, 1817.
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