Le Nouvel Observateur, 13 novembre 2008
[…] sous la Révolution, la
gauche définit simplement les hommes qui veulent faire bouger les choses et qui s'installent, dans l'
Hémicycle [1], à la gauche du président de l'Assemblée, alors que les
conservateurs s'installent à droite. La gauche, c'est donc le mouvement par rapport à l'ordre, le refus d'admettre un ordre socialement injuste et donc d'accepter de payer un prix de désordre temporaire pour changer l'ordre. Depuis toujours la gauche demande une modification du pouvoir de commandement sur l'économie et au sein de l'entreprise. La souffrance ouvrière exigeait une bataille sociale (salaires, conditions de travail, sécurité, retraite), mais le
socialisme était avant tout un combat pour la dignité de l'homme. La dignité, c'est un droit reconnu à chacun de peser sur son existence, sur son destin. C'est d'ailleurs ce qui a conduit le jeune
Marx à travailler d'abord sur l'
aliénation avant de se consacrer à l'analyse du
capital [2]. Le socialisme est né au XIXe siècle d'une colère contre la cruauté du
capitalisme. Marx a fait l'analyse que la dureté de la condition salariale et des inégalités venait de la cupidité des patrons, de leur appétit de pouvoir et de leur appropriation des moyens de production et d'échange. Mais, on l'a oublié, Marx ne remettait jamais en cause l'économie de marché! Son œuvre majeure et posthume,
«Fondements de la critique de l'économie politique» - qui ne sera traduite en français qu'en 1968 -, affirme que le drame central du capitalisme, c'est sa tendance permanente aux déséquilibres et aux crises. Et son incapacité à dominer ses pulsions à s'étendre partout et à commander l'économie mondiale. Il insiste aussi sur la tendance de la finance à prendre le pas sur l'économie réelle. Marx annonce une crise plus grave que les autres en raison d'un déséquilibre de l'économie réelle provoquée par la toute-puissance mondiale d'une finance elle-même complètement chaotique. […]
L' économie de marché est un acquis fondamental
[…] elle est garante de la liberté du travailleur - consommateur - citoyen de base et parce que le capitalisme a réussi à associer à l'idée de développement et de croissance la totalité de la population. Et parce que l'Histoire a montré que la réponse collectiviste au capitalisme a été inefficace et vaincue partout. Marx a d'ailleurs fait l'éloge de l'efficacité révolutionnaire du capitalisme. Un rappel: un citoyen français sous la Révolution vivait à peu près comme un sujet de Louis XIV et pas beaucoup mieux qu'un citoyen romain! Aujourd'hui, nous vivons 120 fois mieux que nos arrière-arrière-grands-parents. On travaillait 4000 heures par an en 1820 ou 1830, à la naissance du capitalisme, soit 17 heures par jour, samedi compris, sans congés payés ni retraites. Nous en sommes dans la France actuelle à 1600 heures. C'est un progrès constant dû aux conquêtes sociales à l'intérieur du système. Reste cependant le problème de l'instabilité de ce même système qui provoque des crises à répétition. La crise de 1929, qui a entraîné la Seconde Guerre mondiale, a été la plus grave.
Après la guerre, il y eut un consensus pour rationaliser les excès du capitalisme. On s'est appuyé en fait sur trois «correcteurs d'équilibre». Le premier basé sur les rapports de l'économiste britannique William Beveridge qui a théorisé l'humanisation du capitalisme, particulièrement en 1944 dans son ouvrage «le Plein-Emploi dans une société libre», par la protection sociale en y voyant un puissant facteur de stabilisation. Il voulait mettre l'efficacité du capitalisme au service de la lutte contre sa cruauté. Le deuxième est bien sûr John Maynard Keynes, l'autre économiste britannique qui a théorisé l'usage des pouvoirs budgétaire et monétaire des États pour stabiliser les secousses du système. Troisième régulateur, historiquement le premier, et le vrai vainqueur de Marx, c'est Henry Ford. Sa doctrine énoncée après la Première Guerre mondiale tient en une phrase: «Je paie mes salariés pour qu'ils achètent mes voitures.» Donc, après la dernière guerre mondiale, tous s'accordent à défendre une politique de hauts salaires pour faire progresser la demande. Le résultat, ce sont les Trente Glorieuses. Trente ans d'un capitalisme à croissance régulière sans crises majeures. Trente ans de redistribution avec 5% de croissance par an et le plein-emploi. Pendant lesquelles la gauche proteste contre les guerres coloniales ou les atteintes aux droits de l'homme, faute de pouvoir contester le système économique. Il ne lui restait plus qu'un combat: critiquer la société de consommation!
Comment on est arrivé à la crise actuelle
Les actionnaires ont pris le pouvoir et, appuyés sur les idées de Milton Friedman - le marché a réponse à tout -, ont pris le commandement du monde. À la fin des Trente Glorieuses, l'ouverture des échanges et surtout celle, incontrôlée, des mouvements de capitaux ont permis l'émergence de firmes multinationales et la prise de pouvoir peu à peu de l'actionnariat. Fonds de pension, fonds d'investissement, fonds d'arbitrage (ou hedge funds) ne se sont préoccupés que d'amasser des profits à court terme sans se préoccuper de la production, de la recherche et du long terme. Leur pression permanente a conduit les entreprises à externaliser une grande part de leur production et à développer une sous-traitance généralisée avec moins de protection sociale. Voilà comment nos grands constructeurs automobiles qui, dans les années 1960, fabriquaient 80% de la valeur de ce qu'ils vendaient ne sont devenus que des assembleurs, ne fabriquant plus que 20% de la valeur de leurs produits. Avec pour conséquence l'explosion du travail précaire, du chômage et de l'exclusion, qui touchent le quart de la population!
[…] la droite mondiale est enfin capable d'accepter l'idée que les sociaux-démocrates ont eu raison depuis plus de cinquante ans en demandant une régulation européenne et mondiale de l'économie de marché! Une droite mondiale qui a été complice de ce crime contre la pensée, en martelant ce dogme: l'économie peut fonctionner sans règles. […] l'Europe est le cadre nécessaire de toute politique de progrès et […] la nouvelle régulation du capitalisme se fera en préservant l'économie de marché. […] ■
Propos de Michel Rocard, député européen, ancien Premier ministre de la France, recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet
1. Wikipédia
2.
Marx
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