Le Temps, 18 décembre 2008
[ John Maynard Keynes est né en 1883 à Cambridge dans une famille d’intellectuels. Il est mort en 1946. On lui attribue la paternité du
New Deal américain. Et plus qu’en matière de relance, c’est sans doute en politique monétaire que son apport a été le plus durable]
Professeur, polémiste, essayiste, journaliste, Keynes a beaucoup lancé, absorbé, ou corrigé d’idées nouvelles, beaucoup provoqué et beaucoup divisé. La ligne de fracture entre ceux qui se veulent ses successeurs et ceux qui s’appliquent à le renier reste toutefois d’une étonnante simplicité.
Elle porte sur la foi dans les mécanismes correcteurs spontanés du marché. Les premiers en doutent systématiquement, les autres veulent y croire. Quant à l’intéressé lui-même, il [estime qu'à long terme] les règles du marché tendent peut-être à l’équilibre. Mais «à long terme, nous sommes tous morts. Les économistes s’adonnent à une tâche trop facile, trop primitive si, dans la saison des tempêtes, ils nous annoncent seulement que, lorsque l’orage sera terminé, l’océan retrouvera son calme».
La saison de Keynes n’est pas avare en tempêtes. La première se termine lorsqu’il
lance son premier brûlot, Les Conséquences économiques de la paix [1], en 1919. C’est une critique au vitriol du
Traité de Versailles, imposé à l’Allemagne par les vainqueurs de 1918. Le poids des réparations et l’injustice des clauses économiques, prédit-il, rendront impossible l’établissement d’une paix durable. Et «rien ne pourra retarder pendant longtemps la guerre civile finale entre les forces de la réaction et les convulsions désespérées de la révolution, devant lesquelles les horreurs de la dernière guerre allemande s’évanouiront dans un néant qui détruira, quel qu’en soit le vainqueur, la civilisation et les progrès de notre génération».
Il s’est montré si bon prophète qu’on lui reprochera d’avoir inspiré par ses écrits
la résistance puis, avec Hitler, la révolte ouverte de l’Allemagne face aux exigences du traité. En réalité, il a mis en pratique une tactique qu’il fera sienne tout au long de sa carrière: un pied dedans – il fait partie de la délégation du
Trésor britannique à Versailles mais démissionne au vu du résultat – et un pied dehors, à Cambridge où il enseigne et dans les colonnes de la presse, où il tente d’orienter l’action politique.
Où qu’il soit, il est aussi un outsider. Il fréquente la coterie littéraire et artistique de Bloomsbury, où il croise notamment
Virginia Woolf, l’écrivain et
critique
Lytton Strachey et le peintre
Duncan Grant, avec lequel il a une liaison avant d’épouser la danseuse étoile russe
Lydia Lopokova.
On y est pacifiste et anticapitaliste. Quant à lui, [affirme-t-il,] «la lutte des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie instruite».
Cela ne l’empêche pas d’être décidément réformateur. Le monde d’avant 1914, dont les
règles inspirent encore largement la politique, notamment à droite, a vécu, il en est convaincu. La règle d’or du laisser-faire doit laisser la place à un pilotage étatique de l’économie et la
parité-or, qui en était le corollaire, n’est déjà plus qu’«une relique barbare… Un étalon non métallique et réglementé s’est glissé sans se faire remarquer. Il existe vraiment». La valeur de l’or, loin d’être un point de référence fixe, varie au gré des politiques des
banques centrales.
La superstition attachée à la «relique barbare» entretient un marasme économique persistant dont l’observation alimente sa réflexion. Pour propulser puis maintenir la livre à son niveau d’avant-guerre, les gouvernements conservateurs qui se succèdent de 1923 à 1929 pratiquent une politique d’austérité budgétaire, de taux hauts et de prix bas qui aggrave la récession.
Cette politique a pour elle la doctrine économique dominante qui voit dans l’offre le
moteur principal de l’économie: l’offre de travail trouvera forcément une demande à sa mesure à condition de s’établir à un prix suffisamment bas. Et l’offre de capital créé par l’épargne trouve toujours à s’investir une fois déterminé son juste prix.
La doctrine est fausse, plaide Keynes. La situation de la Grande-Bretagne, dont le taux de chômage ne descend jamais en dessous de 10% le prouve: un équilibre durable entre offre et demande de travail peut s’installer à un niveau qui ne garantit pas le plein-emploi. Car l’offre d’emploi n’est pas seulement fonction du niveau des salaires. Elle dépend prioritairement des perspectives de rentabilité qu’entrevoient les employeurs.
Lorsque les prix baissent, les consommateurs attendent de nouvelles baisses pour
consommer, sans bénéfice aucun pour l’économie: «La décision de ne pas dîner
aujourd’hui déprime l’activité consistant à préparer le dîner d’aujourd’hui sans stimuler une activité pourvoyant à quelque acte futur de consommation.» Du moins tant que les investisseurs renoncent à investir – et à créer des emplois. C’est la spirale déflationniste que seule peut interrompre une politique axée sur la demande.
En clair, mieux valent, pour l’économie, des consommateurs imprévoyants absorbant
quatre repas par jour que des épargnants se serrant la ceinture en vue d’un avenir meilleur. Moralement, c’est sacrilège. Économiquement, c’est un renversement des paramètres: loin de dilapider l’épargne, la consommation en crée dans la mesure où elle crée de la croissance. Car, c’est une autre innovation de la théorie keynésienne aujourd’hui communément admise, la tendance à épargner croit avec le revenu.
Mais l’épargne ne crée pas l’investissement. Le souci de se prémunir en vue d’un avenir incertain pousse au contraire les épargnants à souhaiter la conserver sous une forme permettant de la mobiliser à tout moment. C’est la préférence pour la liquidité, qui l’amène à attribuer un nouveau rôle au taux d’intérêt: loin de récompenser l’épargne comme on le pense à l’époque, il arbitre son utilisation.
Cette théorie, qui fait aussitôt l’objet de nombreuses contestations mais va marquer
durablement la pensée économique de l’après-guerre, se met en place par étapes,
non sans contradictions, au fil de tentatives très pragmatiques pour proposer
des solutions aux problèmes du moment.
Le premier – et le dernier – cheval de bataille de Keynes a trait à la politique
monétaire. Cette dernière, assène-t-il en 1923 dans la
Réforme monétaire, doit viser avant tout, non l’équilibre des changes mais celui des prix. Et les taux
directeurs doivent être utilisés pour orienter l’épargne vers les investissements.
Cela ne va pas de soi: «Le rythme auquel un groupe de financiers, de spéculateurs
ou d’investisseurs se passe de la main à la main des richesses ou des titres de
propriété de richesses, qu’ils ne produisent pas, qu’ils ne consomment pas, mais qu’ils ne font simplement qu’échanger, n’a aucun rapport évident avec le niveau actuel de la production.» écrit-il en 1930 dans le Traité de la monnaie et du crédit [2].
Il est bien placé pour le savoir: la spéculation lui fournira durant toute sa vie et malgré quelques crevées retentissantes un revenu suffisant pour alimenter sa passion pour les manuscrits anciens et les toiles contemporaines et lui permettre d’offrir un théâtre à Cambridge le jour même où il publie son magnum opus, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie [3], le 4 février 1936.
Mais la politique monétaire ne suffit pas. Les longues périodes de stagnation de l’entre-deux-guerres ont mis en évidence une forme particulièrement vicieuse de préférence pour la liquidité. C’est celle qui pousse les épargnants, surtout en période de taux bas, à fuir le marché des capitaux pour se replier sur le bas de laine.
Restent alors «les actions de type socialiste par lesquelles un organisme
gouvernemental enfile les chaussures des entrepreneurs qui sont trop frileux
des pieds». Dès 1923, Keynes a joint sa voix à ceux qui réclament une politique de relance de l’investissement et de la confiance par les investissements publics, l’émission d’obligations destinées à financer le capital développement et le renforcement des relations contractuelles entre partenaires sociaux – un programme dont le gouvernement travailliste arrivé au pouvoir en 1929 ne s’inspirera que tardivement et timidement.
C’est l’Allemagne nazie qui, la première, applique – derrière un système douanier
protectionniste – une politique de relance par les grands chantiers publics. Mais c’est surtout au New Deal appliqué par Franklin Delanoe Roosevelt à partir de 1932 qu’on assimile la pensée keynésienne.
En grande partie à tort: l’expérience a débuté quatre ans avant la publication de
la Théorie et elle a de nombreux autres parrains. Elle n’en reste pas moins un test de l’efficacité des théories keynésiennes. Réussi? Pas entièrement. Le New Deal a certes remis sur les rails une économie déprimée. Mais seule la demande effrénée d’équipements suscitée par la Seconde Guerre mondiale a pleinement réalisé le «réamorçage de la pompe» qui était son but. Et l’avenir montrera que les leçons que Keynes a tirées d’une période de déflation constante tiennent mal l’épreuve de l’
inflation.
Keynes, longtemps trublion trop brillant pour être censuré, devient un notable avec la
guerre: il entre en 1941 au Conseil des gouverneurs de la
banque d’Angleterre et en 1942 à la
Chambre des Lords. Il passera ses dernières années au service direct de son pays.
D’abord à Bretton Woods, où s’édifie en 1944 le système de régulation internationale
des changes qui constitue le pendant indispensable de sa théorie de la monnaie, mais sous une forme qui fait la part nettement plus belle au leadership américain qu’il ne l’aurait souhaité. Puis au Canada, où il négocie, aux côtés de
Winston Churchill, le paiement des dettes anglaises. Dans les coulisses, le premier ministre britannique lui aurait fait passer un petit mot pour lui annoncer: «Je commence à être d’accord avec votre point de vue.» Auquel il aurait répondu: «Désolé de vous l’entendre dire, je suis en train de changer d’avis.» Avis aux successeurs trop fidèles. ■ Sylvie Arsever
1.
Keynes
2. Wikipédia
3.
Keynes
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