Il est dix heures du soir sur la ligne New York-Trenton. Le train est bondé. Personne pourtant ne dérange les deux adolescents qui occupent à eux seuls la place de quatre personnes. On n'ose pas s'immiscer dans leur espace. Pas à cause du garçon, mais à cause de la jeune fille. C'est elle qui mène le jeu. Tandis que lui, abruti d'amour, la contemple, en attente du prochain coup, de la prochaine vexation, en supplication d'une caresse. Ils sont à demi couchés, face à face, les pieds tantôt sur la banquette, tantôt sur les cuisses l'un de l'autre. Ils se parlent à peine. Ils communiquent par les pieds. Lui essaie d'exercer avec ses pieds, qu'il a très grands et chaussés de sneakers, des pressions suggestives. Elle ne «répond» pas. Elle reste immobile, l'air boudeur. Elle regarde au-dehors des morceaux d'un paysage désolé. Newark, Elizabeth, Linden, Rahway, Metropark, Metuchen... Par moments, toujours sans lui adresser un mot ni un regard, elle le gratifie d'un coup de pied, au hasard. Et puis elle se lasse. Elle se détourne des cours d'usine, des parkings vides, des ruines de fabriques aux carreaux crevés. Elle s'éloigne de quelques centimètres qui font au garçon l'effet d'un arrachement vers un autre monde. Elle est dans une nouvelle activité: elle suce une petite cuillère en plastique blanc. Elle la lèche et relèche, et, d'un coup net, mord dedans. Au son de cette cuillère qui craque, le garçon se laisse glisser encore plus bas sur la banquette, gémit, quémande un baiser, sa main, n'importe quoi. Elle lui envoie quelques coups de pied, le pince. Il insiste. Forte d'une souveraineté imprévisible, la fille, soudain, lui tend sa main à baiser. Il se précipite, mais à peine a-t-il le temps de l'effleurer que la main déjà est retirée. L'enfant va pleurer. Ses yeux de chien aimant vont dégouliner; mais c'est elle qui, à son tour, lui prend la main. Avec un stylo elle trace dessus des tas de petites croix bleues. Elle appuie fort pour faire mal. Le garçon sourit. Il luit de reconnaissance. Alors, pour lui apprendre, elle lui envoie une gifle. Les voyageurs somnolent.
La fille n'a aucune beauté. Elle est même totalement terne, mais c'est dans ce terne qu'elle excelle. Ses yeux n'expriment rien. Seulement ils savent se détourner juste au bon moment. Sa bouche, quand elle ne s'acharne pas sur la petite cuillère, semble aussi inapte à causer qu'à embrasser. De son corps mince, serré dans un jean étroit et un T-shirt légèrement entrouvert sur un début de poitrine, émane une étonnante force de refus. Elle N'AIME PAS - avec des lueurs d'inspiration singulières. Elle est née pour désoler. Le sait-elle? Un peu, sans doute. Mais pas au point de vouloir faire de cette aridité qui l'habite un véritable talent.
Elle se passe de la pommade sur ses lèvres gercées. Le garçon, hors de lui, couine de désir. Et le miracle se produit, elle lui prête son tube de pommade. Surexcité, il le porte à ses lèvres, le suce, va l'avaler. Il agrippe une main de la gamine, y met un baiser. «Tu colles», commente la Lolita du New Jersey. Cette phrase si longue, cette première émergence du langage entre eux résonne à mon oreille comme une description écrite par le duc de Saint-Simon. Une giboulée de mots! C'était de sa part une imprudence. Elle tousse, reprend sa contemplation du paysage plongé dans la nuit. De l'autre côté, les usines ont disparu. Elles sont remplacées par des pavillons préfabriqués, des cubes construits en série, exactement semblables. Ce talent qu'elle a de faire souffrir et cet allant qu'il met à s'y complaire leur passeront sans doute. Ils n'en retrouveront des traces que sur l'écran de télévision que, devenus adultes et s'étant mariés chacun de son côté, ils fixeront le soir à l'heure du dîner.
Captivés, ils regarderont les mêmes programmes, du genre de La loi de la Peur, Koh-Lanta, À bout de forces. Ils observeront sans broncher des candidat se rouler dans l'abjection, se livrer en public au plaisir d'humilier et d'être humiliés, ils ne s'étonneront pas de voir des gens prendre pour breakfast des tartines de vers et de graisse de porc et mordre à belles dents des rats morts.
Chantal Thomas, Souffrir, Payot & Rivages, 2004
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