La Croix, 9 février 2009
Avant Darwin [1], que sait-on du monde vivant?
Depuis Ovide [2] (Ier siècle av. J.-C.), on sait que certains êtres vivants comme les insectes peuvent se transformer (métamorphose). Néanmoins, on pense que les espèces vivantes sont globalement immuables. Au XVIIIe siècle, Carl von Linné croit que celles-ci n’ont pas changé depuis la Genèse telle qu’elle est racontée dans la Bible. On parle alors de «fixisme». Mais son contemporain Georges Buffon, lui, pressent que la Terre est bien plus âgée que les 6000 ans estimés à partir de la Bible.
Plus tard, le paléontologiste Georges Cuvier, fixiste lui aussi, pense que l’existence
des fossiles est le résultat de grandes catastrophes naturelles, de déluges, qui ont dévasté la surface de la Terre. Il s’insurge contre le «transformisme» de Lamarck [3] qui publie en 1809 La Philosophie zoologique, première théorie cohérente (bien que fausse) de l’évolution des êtres vivants, selon laquelle les êtres se sont progressivement complexifiés et spécialisés.
Lamarck attribue cette évolution à l’effet conjoint d’une tendance spontanée de la matière vivante vers le perfectionnement, et l’influence des conditions extérieures.
Avec le célèbre exemple de la girafe qui, allongeant son cou durant toute sa vie pour atteindre les branches hautes des arbres, aurait eu une descendance au cou plus long, on lui attribue, à tort, la paternité de la théorie de l’hérédité des caractères acquis. En effet, la transmission des caractères acquis, c’est-à-dire non génétiques, avancée par Aristote, est admise par tous les biologistes, dont Darwin, jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Qu’est ce que la théorie de l’évolution de Darwin?
Dans De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859), son œuvre maîtresse qu’il modifia légèrement jusqu’à la sixième édition parue en 1872, «Darwin propose deux principes: la sélection naturelle et la divergence. Toutes les deux ont pour base la variation des caractères des animaux et des végétaux. Si la variation transmise par reproduction sexuée est sélectionnée différemment, dans des populations isolées et au cours de nombreuses générations, alors peuvent émerger de nouvelles espèces» [Pierre-Henri Gouyon, professeur de génétique au Muséum national d’histoire naturelle].
Ces deux principes constituent le cadre de sa théorie, mais Darwin ne peut en
expliquer les mécanismes intimes. Et pour cause, on ne les comprendra que plus tard. Il s’agit de variations chromosomiques ou géniques ( mutations, associations de gènes lors de la formation des gamètes, brassage génétique lors de la fécondation), des notions découvertes ou comprises bien après la mort de Darwin. Ce dernier ignorait en effet les lois de l’hérédité des caractères génétiques publiées par Mendel en 1865, mais qui ne seront prises en compte que trente-cinq ans plus tard.
Quels en sont les principaux arguments?
Darwin s’appuie sur un faisceau d’observations et d’échantillons (fossiles dont certains vieux de plusieurs centaines de millions d’années, animaux et plantes vivants) issus de son voyage sur le Beagle (1831-1836), ainsi que sur ses expériences de croisement de pigeons et d’orchidées (découverte de l’effet de la sélection artificielle).
Dans la nature, l’exemple le plus connu est celui de la diversité de la taille du
corps et de la forme du bec des pinsons de l’archipel des Galapagos, due à l’apparition de nouvelles espèces entre la côte équatorienne et les îles (spécialisation géographique). Depuis l’époque de Darwin, d’autres arguments ont été apportés, comme par exemple les indices morphologiques (la présence de vestiges de pattes chez certains serpents) et des indices moléculaires (le support de l’information héréditaire, l’ ADN, est le même pour l’ensemble du vivant).
Quelles sont les avancées de la science depuis Darwin?
À la fin du XIXe siècle, August Weismann prouve que les caractères acquis ne sont pas héréditaires. On parle alors d’ultradarwinisme ou de néodarwinisme. Puis, la redécouverte des résultats de Mendel permet, au début du XXe siècle, l’émergence de la génétique, qui sera associée avec la théorie darwinienne pour donner la génétique des populations.
Durant les années 1930-1940, des scientifiques anglo-saxons de plusieurs disciplines
(paléontologie, génétique, écologie, botanique, zoologie) combinent leurs approches et créent la «théorie synthétique de l’évolution». La façon d’appréhender le cours de l’évolution change aussi. Alors que Darwin considère que l’évolution se fait de façon lente et graduelle, par une série continue de micro-évolutions, dans les années 1970 Stephen J. Gould et Niles Elredge proposent la théorie des équilibres ponctués.
L’évolution comprendrait bien de longues périodes d’équilibre, mais celles-ci pourraient être ponctuées de brèves périodes de changements comme l’extinction ou l’apparition de nouvelles espèces. Ainsi, en 2004, des scientifiques ont publié le résultat du suivi d’une population de lézards sur une île de l’Adriatique. Sur une période de trente-six ans (un temps très court en matière d’évolution), ils ont observé chez ce lézard une augmentation de la taille, l’apparition d’une mâchoire plus puissante et une modification de l’intestin qui lui a permis de passer d’un régime insectivore à une alimentation herbivore! La théorie de l’évolution est bien un des socles de la biologie moderne.
Quelles sont les grandes questions en suspens?
L’un des sujets qui occupe actuellement les biologistes est celui des relations
entre l’évolution et le développement embryonnaire. L’évolution peut-elle donner naissance à toutes les morphologies et adaptations physiologiques imaginables? Si l’évolution, comme le remarquait le prix Nobel François Jacob, «bricole», elle ne peut faire du neuf qu’en partant de l’existant.
Autrement dit, les lois de l’embryologie influencent forcément l’évolution. Mais jusqu’à quel point? Y a-t-il des événements incontournables dans l’évolution, existe-t-il une certaine forme de finalité, ou bien tout est-il fortuit? La biodiversité actuelle possède une certaine organisation. Y a-t-il des lois qui la gouvernent ou est-elle totalement contingente?
Quelles sont les idées fausses développées à partir de la théorie de Darwin
La théorie de Darwin, et surtout ses dérivés, a donné lieu à de nombreux clichés erronés, contresens, extrapolations excessives, voire même dévoiements, comme par exemple l’idée de «la survie du plus apte» développée par le philosophe Herbert Spencer (voir ci-contre) ou la sélection naturelle telle qu’elle est détournée par le nazisme. Autre raccourci dévastateur: «L’Homme descend du singe.»
Ce qui est faux, et provient très probablement de raccourcis journalistiques de l’époque. L’espèce humaine et les familles de grands singes (chimpanzé, orang-outan et gorille) ont un ancêtre commun et la branche de la lignée humaine serait apparue il y a environ sept à huit millions d’années, quelque part en Afrique, selon le paléoanthropologue Michel Brunet. L’homme ne descend donc pas des singes actuels. Ces derniers ont d’ailleurs aussi évolué. ■
Denis Sergent
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