Le Nouvel Observateur, 22 janvier 2009
[On ne peut pénétrer le sens de la plupart des versets du Coran sans les replacer dans leur cadre historique. Ce qui était valable il y a quatorze siècles ne l'est plus forcément au XXIe. De nombreux croyants éprouvent une grande difficulté à admettre un tel discours.
Ce blocage vient du] postulat littéraliste (le strict respect de la lettre) qui irrigue la pensée majoritaire dans l'islam aujourd'hui. C'est une doctrine qui a progressivement pris corps après la mort du Prophète et qui, depuis, n'a cessé de faire des ravages dans les esprits. Elle repose sur un raisonnement à première vue imparable: le Coran étant la Parole de Dieu, il n'est pas tributaire du temps. Ses versets seraient ainsi formulés une fois pour toutes, et donc à prendre au pied de la lettre. […] Le croyant est alors confronté au syllogisme suivant: est musulman celui qui croit que le Coran est la Parole de Dieu. S'il doute de la validité absolue de ses versets, il doute nécessairement du credo selon lequel le Coran est la Parole de Dieu. Il n'est donc plus musulman! C'est ainsi que s'insinuent, au fond de chaque conscience, des déchirures entre le sens d'une vérité intemporelle et l'incapacité à adhérer à des prescriptions qui paraissent
dépassées, entre la fidélité au texte et l'exercice de la réflexion personnelle.
[On sort de cette impasse par] une lecture sans a priori du Coran. Il se présente alors comme une «transcendance descendue dans le temps». Sa composante temporelle et son origine divine sont inséparables. C’est ainsi: Dieu a inscrit Sa Parole dans un espace et un temps humains déterminés. Le croyant qui vit cette parole sous d’autres cieux, en d’autres siècles, ne peut donc pas la prendre au pied de la lettre. Il est au contraire appelé à un effort d’interprétation. «Lire» le Coran, c’est-à-dire le comprendre, est du reste le premier devoir du musulman.
[…] Seulement les gens ne s'autorisent plus ce que les grands exégètes ont fait.
C'est pourquoi […] il faut véritablement «penser le Coran», au lieu de le psalmodier en restant à l'écume du sens. D'où aussi ce retour en arrière aux premiers siècles. [Au moment où la révélation se faisait, de 610 à 632, en s’appuyant sur les autorités les plus indiscutables de l'exégèse, on] constate alors que la Parole de Dieu s'énonçait selon les circonstances, toujours particulières, et que le rapport des musulmans à Dieu n'était pas du tout ce que l'on imagine aujourd'hui. […] Par l'intermédiaire de Mahomet, les musulmans posaient des questions, avec toute leur candeur, sur tous les problèmes qu'ils rencontraient dans leur existence, et Dieu leur répondait. Il leur arrivait même de contester ce que Dieu disait! Par exemple, quand Mahomet leur dit que Dieu va les juger jusque dans leurs pensées, ils sont révoltés. Ils considèrent que c'est trop exiger d'eux, qu'on ne peut pas les condamner pour des actes qu'ils n'ont pas commis. Alors Dieu a abrogé le verset. Ce qui signifie que Dieu écoute, qu'il y a un dialogue entre le ciel et la terre. C'est
extraordinaire. Les musulmans pouvaient demander à Dieu de changer d'avis! En leur donnant le sens de la responsabilité personnelle, l'islam leur apportait une vraie liberté. Rien à voir avec les croyants d'aujourd'hui qui prennent les règles émises par le Coran comme des lois immuables.
La question de l'abrogation, par laquelle Dieu remplace un verset par un autre
révélé ultérieurement, est devenue un sujet tabou parce] que les implications théologiques de l'abrogation sont si lourdes que des voix ont commencé à s'élever, au cours du siècle dernier, pour la nier. En effet, la notion même conduit forcément à admettre dans le Coran des «avant» et des «après», soit une dimension temporelle. Ce qui signifie aussi que tous les versets ne sont plus imprescriptibles. C'était pourtant une évidence pour tous les commentateurs des quatre premiers siècles. Dieu pouvait décréter l'oubli total d'un verset, ou bien le retirer du Texte en en laissant la trace dans la mémoire des hommes. Ou encore, et c'est le cas le plus fréquent, conserver les deux versets - abrogé et abrogeant - dans le Coran. Nous avons ainsi maints exemples de couples de versets contradictoires.
Une source inouïe de complications est que nous ne possédons plus l'ordre originel des 6236 versets!] D'où l'importance de prendre en compte les circonstances de la révélation (les asbâb al-nuzul). Mais même avec le secours de ces textes, nombre de doutes subsistent. D'autant que certains versets ne sont éclairés par aucun des témoignages, eux-mêmes tardivement consignés. Alors, que l'on ne nous fasse pas croire que les choses peuvent êtres blanches ou noires!
[Évoquer ces sujets, cela ne risque pas de fragiliser l'islam...] En réalité, cela ne fragilise que l'a priori littéraliste dominant, mais tout le monde confond les deux désormais. Les musulmans ignorent trop souvent les formidables discussions qui se sont tenues dans les premiers temps, à propos de la Parole de Dieu, à propos de la nature de Dieu lui-même, de celle du Prophète... Au IXe siècle, tous les grands problèmes étaient déjà posés. Doit-on par exemple penser que la Parole de Dieu est elle-même le fruit de la raison? Est-elle distincte ou consubstantielle de Dieu? C'est le fameux débat sur le statut du Coran - est-il «créé» ou «incréé»? - qui a divisé les mutazilites, partisans du pouvoir de la raison, et les
hanbalites, les représentants de la Tradition, qui rejetaient avec force la notion de libre arbitre humain. L'ennui, c'est que ce sont les seconds qui ont emporté la victoire, à Bagdad, à la fin de ce siècle qui avait pourtant commencé avec les traductions d'Aristote.
[Si le croyant admet la temporalité du Coran, il ne sait dès lors comment distinguer ce qui est relatif ou absolu dans la Parole de Dieu.] Il n'y a pas de méthode pour être musulman et appliquer le Coran. Même durant la vie du Prophète chacun avait son interprétation. C'est ce qui a donné tant de divergences, d'écoles de pensée, de rébellions... […] nous comprenons très bien le désir de croire en un dogme mais, en l'occurrence, le dogmatisme est réfuté par le Coran lui-même. Suivre aujourd'hui l'exemple des compagnons du Prophète, c'est donc faire le contraire de ce à quoi appellent les littéralistes. Il n'y a plus de sens à vouloir suivre au mot près les versets qui infériorisent socialement la femme ou ceux qui appellent les musulmans à défendre l'islam par le sabre. On ne peut pas appliquer de nos jours aux non-musulmans le traitement réservé jadis aux polythéistes qui avaient chassé le Prophète de La Mecque! Le croyant n'a plus à tricher avec sa conscience en contournant certaines prescriptions alors même qu'il se croit tenu de les suivre. Il retrouve sa liberté intérieure. Au fond, la seule règle essentielle. ■ Propos recueillis par Marie Lemonnier, de Mahmoud Hussein, pseudonyme commun de Bahgat Elnadi et Adel Rifaat, Français d'origine égyptienne, historiens de l’islam, à l’occasion de la publication de leur livre Penser le Coran, Grasset, 2009
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