Le Nouvel Observateur, 8 janvier 2009
Il y a des sociétés sans écriture, mais pas de sociétés sans musique
Il est […] frappant de constater que l'écriture, dont l'utilité est pourtant si évidente, constitue une invention culturelle relativement récente (de nombreuses sociétés en sont d'ailleurs encore dépourvues), alors que la musique […] existe dans toutes les cultures connues, et que ses origines remontent à la plus ancienne préhistoire: on a récemment découvert des flûtes en os vieilles de plus de quarante mille ans. Que la musique possède ou non une «utilité zoologique» (mais la question pourrait s'appliquer à tous les arts), elle remplit des fonctions culturelles innombrables. Les humains sont enclins à chanter et à danser en rythme, que ce soit dans un contexte de rituel, de jeu, de travail ou d'amour. La musique autorise en outre une communion culturelle sans équivalent. Et elle permet d'exprimer et de communiquer certaines émotions avec une intensité et une limpidité dont le langage n'est pas capable. La musique semble bien être aussi essentielle à la vie humaine que le langage; peut-être même, comme l'affirmait Rousseau au XVIIIe siècle, se sont-ils développés ensemble à partir d'une forme primitive qui aurait été à la fois musicale et verbale, avant de diverger peu à peu. Mais nous ne saurons bien sûr jamais si tel fut le cas ou si au contraire ils ont connu un développement séparé.
Notre système nerveux est [...] adapté à la musique: les aires cérébrales liées et réagissant à la musique sont plus nombreuses que celles mobilisées par le langage
Si la capacité d'employer ou de comprendre le langage dépend d'aires cérébrales bien définies, situées dans l'hémisphère gauche, la représentation «cartographique» de la musique par le cerveau est, quant à elle, beaucoup plus diffuse: elle met en jeu non seulement les deux hémisphères, mais également des aires sous-corticales telles que les ganglions basaux et le cervelet. La perception d'une structure musicale mobilise une multitude de zones et de systèmes cérébraux; c'est encore plus vrai de la réaction émotionnelle à la musique. Cela dit, on ne peut pas [...] affirmer que c'est la musique, plus que le langage, qui «fait l'homme». L'aptitude au langage, qu'il se traduise en parole ou en signe, est présente chez tout être humain, alors que la sensibilité musicale varie d'un individu à l'autre. [...]
D'où vient la capacité d'émouvoir de la musique?
On peut dire que, entre les zones du cerveau impliquées dans la perception ou l'imagination musicale, d'une part, et celles que met en jeu la mémoire (l'hippocampe) ou l'émotion (l'amygdale), d'autre part, il existe une connexion fonctionnelle beaucoup plus étroite que dans le cas de la perception visuelle par exemple. Mais nous avons beau parler en termes généraux d'une musique dynamisante, apaisante, joyeuse ou triste, nous avons beau savoir que la musique peut nous procurer des frissons, nous ne parvenons toujours pas à comprendre ce que Schopenhauer appelait son «inexprimable profondeur», sa capacité à «reproduire toutes les émotions de notre être le plus intime, bien qu'elle soit entièrement dénuée de réalité concrète». Mais nous disposons aujourd'hui de techniques d'imagerie cérébrale extraordinaires, qui n'existaient pas il y a encore quelques décennies; et un jour elles seront peut-être assez affinées pour nous fournir les données neurologiques de notre réaction affective à la musique. Mais cela ne suffira pas forcément à nous faire comprendre le mystérieux pouvoir de celle-ci. Écouter de la musique est une activité non seulement auditive et émotionnelle, mais motrice également. «On entend avec les muscles», écrivait Nietzsche.
Ce qu'on a entendu dans la petite enfance peut rester «gravé» à tout jamais dans la mémoire...
On constate effectivement, y compris chez des gens relativement dépourvus d'«oreille musicale», une tendance involontaire à retenir et à «rejouer» (mentalement) certaines musiques, surtout celles qu'ils ont entendues dans leur prime enfance. La plupart des gens ont dans la tête une sorte de fond musical - des mélodies ou fragments de mélodies qui forment un arrière-plan intermittent, voire permanent, à leurs pensées et à leurs émotions - même si, le plus souvent, ils n'en sont guère conscients. Cela peut à l'occasion devenir une nuisance «sonore», comme dans le cas des scies, ces rengaines énervantes qui nous poursuivent pendant des jours. Néanmoins, [...] entendre de la musique dans sa tête produit des effets globalement positifs. Comme l'écrit Anthony Storr dans son grand livre «Music and the Mind», la musique intérieure peut soulager l'ennui, donner un rythme aux gestes et aux mouvements, diminuer la lassitude, redonner le moral - et aussi établir des connexions avec un inconscient profondément enfoui. ■
Propos d' Oliver Sacks, neurologue, professeur à l'Albert Einstein College of Medicine, New York, recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet, à l'occasion de la publication de son livre, Musicophilia. La musique, le cerveau et nous, 2007, Seuil, 2009
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