TéléObs, 16 juillet 2009
[La gestion médiatique de la douleur morale est devenue constitutive de chaque tragédie, chaque catastrophe, chaque deuil collectif.] Certes, nul ne songerait à sous-estimer le poids de la souffrance morale et encore moins à nier qu'elle doive être accompagnée. Il n'empêche! Notre accoutumance à ces modalités de consolation par le truchement d'un recours aux «experts» mérite réflexion.
Des auteurs comme André Gorz ou
Ivan Illich s'alarmaient jadis d'une telle intrusion de l'expertise, c'est-à-dire de la technique au cœur des rapports humains. Pour eux, le recours systématique aux techniciens finissait par transformer - et assécher - le cours de nos vies. Que devons-nous manger? Comment bien dormir? De quelle façon alléger une peine de cœur? À quel savoir faire appel pour sortir du désespoir? On pourrait prolonger la liste à l'infini. Dans cette objectivation progressive des tribulations de la vie humaine, Gorz décelait [le risque] de voir les humains - consentants - dépossédés peu à peu de leur propre subjectivité, c'est-à-dire d'eux-mêmes.
Disons que le recours aux cellules de crise est une chose mais que la souffrance et son apprivoisement ont, malgré tout, quelque chose à voir avec le lien social en général et le lien familial en particulier. Mieux encore, les entremêlements du chagrin, de la consolation et de l'espérance constituent l'essentiel de ce qui circule entre les humains et les tient ensemble dans leur propre humanité. En acceptant trop étourdiment que «ces choses» soient prises en charge par des procédures glaciales, des protocoles calibrés, des techniques psychomédicales, on en vient à substituer aux rapports humains, dans ce qu'ils ont d'aléatoire et de non mathématisable, la raide logique technicienne. Ainsi nos vies, dans ce qu'elles ont de plus intime, sont-elles investies par la rationalité instrumentale.
[Cette irrésistible dépossession de ce qui nous construit en tant que sujets humains prendrait ainsi, dans le triomphe contemporain de la logique technicienne, le visage d'une menaçante barbarie.] ■ Jean-Claude Guillebaud
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