Manière de voir, mai 2001
L'apparition du virtuel décuple les possibilités de manipulation. Comment savoir s'il s'agit «juste d'une image» et non d'une «image juste»?
Il était communément acquis, jusqu'à l'invention de la photographie [1] (vers 1835), que les images proposées sous forme de dessin, peinture ou gravure étaient des artefacts par lesquels un individu, doué d'un savoir-faire et - parfois - d'un talent singulier, proposait une mise en forme de situations, faits ou événements que lui inspirait son expérience pratique. Il était acquis qu'il s'agissait là d'une représentation, donc d'une abstraction, et qu'elle était impossible à confondre avec ce qu'il est convenu de nommer le «réel». Il y avait d'un côté le monde, de l'autre les images du monde.
L'invention de la photographie par Nicéphore Niepce [2] et Louis Daguerre [3]] bouleversa la donne. En effet, ce procédé alliant optique et chimie frappa immédiatement les esprits par sa capacité à «reproduire le plus rapidement et le plus exactement possible». Cette fonction de reproduction, qui fonde l'histoire de la photographie aux origines, fut rapidement dépassée par les prouesses d'expérimentateurs qui comprirent la souplesse du nouveau média et ses capacités de création formelle [4].
La seule certitude que véhicule une photographie est que, pour exister, il faut que quelque chose lui ait préexisté dans le domaine du monde tangible. Forte de ce fait, la presse développa, dès lors qu'elle fut capable de reproduire mécaniquement l'image photographique à grande échelle, une stratégie de l'illustration au moyen de photographies - en remplacement de la gravure -, se proposant rien moins que de montrer des images «plus vraies». Et c'est ainsi qu'une crédulité collective, irrationnelle, fait distiller le plus grand mensonge qui soit: c'est en photographie, donc c'est vrai. Et l'on pouvait ajouter, jusqu'aux [...] mises en doute de la fiabilité des médias: c'est d'autant plus vrai que c'est en photographie dans la presse [5].
Une telle situation oblige à quelques précisions. Tout d'abord, la photographie, contrairement aux apparences, est l'un des modes de représentation les moins capables de transmettre une information précise [...]. La seule qu'elle fournit est: je suis une photographie. C'est-à-dire: je ne suis pas une peinture, un dessin, un photogramme, etc. Ce faisant, elle nous dit qu'elle est le produit d'une technologie singulière, et il est stupéfiant que, dans un désir de s'approprier le monde (qui dialogue avec le désir profond des photographes d'archiver l'univers), un étrange contrat de confiance se soit instauré entre récepteurs et émetteurs d'images photographiques. Ce contrat implicite élimine allègrement le fait que, pour qu'il y ait photographie, il faut qu'il y ait, derrière l'otique qui découpe le cadre, un opérateur décidant de l'emplacement de l'instrument et du moment de l'enregistrement de ce qui se trouve devant lui.
Au-delà de toute vraisemblance, le désir que la photographie soit objective est devenu une des données culturelles fondamentales de la seconde moitié du XXe siècle. L'ambiguïté est d'autant plus grande que nous utilisons le même terme, photographie, pour désigner des images n'ayant rien en commun du point de vue de leur fonction, de leur sens, de leur valeur [6]. C'est ainsi qu'un Photomaton destiné à attester (sic) de notre identité sur notre passeport, un cliché pris durant un conflit ou une épreuve unique, de grand format, exposée dans les galeries et dans les musées et destinée au seul marché de l'art, seront tous des photographies.
Le contexte d'utilisation des photographies [7] est une manipulation du propos originel du photographe et une orientation de la lecture du récepteur vers le sens voulu par le metteur en forme - en scène? - du discours. Cette évidence n'est jamais dite. Or on ne donne jamais les moyens au lecteur de décrypter - ou tout simplement de connaître - les mécanismes d'utilisation.
Dans cette production de sens, le rôle du texte est fondamental. C'est lui qui peut apporter les éléments d'information que l'image photographique est incapable de fournir. C'est donc lui qui peut aussi développer le mensonge [8] en demandant à l'image d'attester de la véracité de ce qui n'est qu'un leurre. [À l’automne 1991, dans le cadre d'une exposition intitulée «Des vessies et des lanternes», Alain d’Hoogue et Christian Caujolle, directeur de
l’ agence VU, exposaient au Palais de Tokyo, à Paris, une série de
clichés pris dans les tranchées de la première guerre mondiale. Aux
légendes d’origine, comportant numéros d'identification, dates, lieux, précisions, Caujolle avait substitué celles, plus récentes, de
la guerre Iran-Irak sur le front du Chatt-el-Arab empruntées aux
agences télégraphiques.] Aucun des milliers de visiteurs de cette exposition de «tromperies photographiques» [9] ne mit en doute l'authenticité des documents proposés. Ils ne découvrirent la supercherie que dans la salle finale de l'exposition, où étaient expliquées les différentes manipulations. Tant il est vrai qu'il n'est pire crédule que celui qui veut croire.
Pour comprendre les enjeux de la lecture de l'image à l'ère du virtuel, il nous faut essayer de savoir ce qui se passe lorsque nos lisons une image photographique. En dehors du fait qu'il est attesté que les êtres humains ne lisent pas les images de la même manière, dans le même ordre, il est évident que les informations ne proviennent pas de l'intérieur de l'image, mais de l'extérieur. Lorsque nous regardons une photographie, notre regard circule à l'intérieur d'un cadre, déterminé par le photographe, qui induit l'extérieur de ce cadre, à la recherche de formes qu'il connaît déjà. Il peut s'agir de formes qu'il a déjà rencontrées - et enregistrées et nommées - dans l'expérience pratique ou de formes qu'il a déjà croisées sur d'autres images, qui ne sont pas obligatoirement de nature photographique. Cette lecture analogique n'apportera que des informations parcellaires, mais elles se combinera très vite avec les connaissances du regardeur, qui saura ainsi désigner un personnage, un monument, une situation, etc. Les seules informations précises proviendront du texte attaché à l'image. C'est du croisement d'une image et d'un texte que naîtra un discours explicite, compréhensible.
Cette situation confirme d'ailleurs que, contrairement à ce qui se dit, nous ne vivons pas dans la «civilisation de l'image», mais toujours dans la civilisation de l'écrit. Nous vivons un moment particulier de la civilisation du texte, dans lequel les images sont omniprésentes, et, parce que la majorité de ceux qui vivent dans cette civilisation ne savent pas les lire, elles sont devenues un énorme enjeu de pouvoir pour ceux qui sauront en contrôler la production et la distribution. Sans plus. Dans ce contexte culturel très particulier, une nouvelle catégorie d'images vient d'apparaître. Celles que l'on nomme virtuelles [...]. Leur particularité est de n'avoir pas besoin, pour exister, d'un référent préexistant dans le monde palpable.
En même temps, se jouant de notre crédulité envers l'image photographique, ces images virtuelles se donnent à voir comme tout à fait comparables à celles qui nous sont familières. On est fort troublé lorsque, face aux «portraits» de jeunes gens réalisés par l'artiste américain Keith Cottingham [Brown | DAL], on apprend qu'ils n'ont aucune existence réelle et qu'ils sont le résultat de milliers d'heures de programmation sur un ordinateur. Leur «réalisme» n'est jamais que le produit de notre désir de croire que l'image est capable de «vérité», qu'elle est capable d'être une «trace» du réel.
Nous avons pu expérimenter, pendant les semaines précédant la guerre du Golfe - et avec l'aide de bataillons de consultants militaires à la retraite -, comment la simulation (l'essentiel des recherches dans le domaine du virtuel a été effectué par des militaires), se parant des oripeaux du «réalisme», était destinée à préparer, par un brouillage monumental, la manipulation d'une «guerre sans images» se soldant par des milliers de victimes. Cet avant-goût nous pose une question fondamentale: comment allons-nous lire les images, dès lors qu'existe le virtuel? Comment prendre vraiment les images pour des images, comment savoir qu'il s'agit «juste d'une image» et non d'une «image juste» [10]?
La première nécessité est l'apprentissage de la lecture des différents types d'images, de leur nature, de leurs procédés de production, de leurs modes de transmission et d'utilisation. Afin de ne pas tout confondre et de ne pas être manipulé en permanence - ou de l'être un peu moins. Cet enjeu pédagogique se double de la nécessité de faire connaître la façon dont se produit une information. Paul Virilio affirme, et nous le croyons bien volontiers, que l'apparition du virtuel est une révolution dont l'importance est comparable à celle de l'invention de la perspective. C'est dire l'énormité de l'enjeu.
On a souvent relaté comment l'apparition de l'image argentique, «tellement rapide et tellement fidèle», ruina les peintres portraitistes et, entre autres, les miniaturistes. On s'est moins intéressé à la disparition d'un genre pictural majeur: la peinture d'histoire. Durant des siècles, la relation visuelle des événements importants a été le fait des peintres. Mais, dès que la photographie a été en mesure d'enregistrer des instantanés, le genre a disparu, balayé par le «réalisme» supérieur de la photographie. Interrogeons-nous sur la façon dont on regardait Le Sacre de Napoléon, de David, ou Los Fusilamientos del tres de mayo, de Goya, avant et après l'apparition du reportage photographique. ■ Christian Caujolle, directeur de l'agence Vu
1. CNDP | Fluctuat | DocFrançaise1 | DocFrançaise2 | Leggat | Pirelli
2. Niepce
3. Daguerre
4. Barthes
5. BNF | CNDP | CRDP1 | CRDP2
6. SavoirsEssonne
7. CRDP
8. Arte | CollCanada
9. ACReims | CRDP
10. CRDP
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