Le Nouvel Observateur, 29 avril 2004
[…] Bien que les nouveaux musulmans se réclament de la Bible et se présentent eux aussi comme les enfants d’Abraham (dans leur cas enfants d’Ismaël, fils d’Abraham et d’Agar), dès la fin de la vie et de la prédication de Mahomet (de son départ de La Mecque, l’Hégire, en 622 à sa mort en 632), leurs relations avec les juifs et les chrétiens s’aiguisent. Si les chrétiens, dans les vastes territoires conquis par l’islam, de l’Inde à l’Espagne, ont la liberté de pratiquer leur culte, ce sont des «autres», des inférieurs qui paient un tribut à leurs maîtres. Les musulmans trouvent toutes leurs croyances et la base de leurs pratiques dans un livre, le Coran. Les chrétiens se fondent sur un Livre moins ramassé: à l’Ancien Testament, partagé avec les juifs, s’ajoute le Nouveau Testament, composé de quatre évangiles d’auteurs différents, des épîtres de divers apôtres et d’un traité millénariste plus récent, l’Apocalypse. Les écrits d’auteurs des premiers siècles de l’ère chrétienne baptisés Pères de l’Eglise complètent ce bagage fondamental.
Depuis le Ier siècle après la mort de Jésus et surtout depuis l’avènement de son message comme religion d’État dans l’empire romain au IVe siècle, le christianisme s’est divisé en deux branches – la «latine romaine» et la «grecque orthodoxe» –, qui ne cessent de s’éloigner au sein de la Chrétienté romaine et de l’Empire byzantin. Le christianisme romain a été déchiré entre les hérésies et les querelles. Sur les territoires asiatiques du vaste dar al-islam (pays de l’islam), les musulmans rencontrent surtout des chrétiens orientaux considérés comme hérétiques, monophysites (croyant en une seule nature divine du Christ) et nestoriens (croyant en la séparation absolue des natures divine et humaine chez Jésus). L’islam cependant ne connaissait qu’une grande division: celle entre sunnites et chiites. En se constituant en système, l’islam coranique s’éloigne complètement d’un christianisme qui n’était pas à ses yeux un vrai monothéisme, puisque adorant une Trinité divine et croyant en l’incarnation de Dieu en tant que Jésus, qui n’est pour eux qu’un prophète. Les musulmans considérèrent assez vite les chrétiens avec indifférence.
Les chrétiens au contraire voulurent étiqueter les musulmans. Ils recoururent pour cela aux catégories du christianisme primitif et définirent les musulmans comme les disciples abusés d’un faux prophète, Mahomet. Le moine d’origine palestinienne saint Jean Damascène, considéré par les chrétiens comme un docteur de l’Église, écrivit vers 745 des pages violentes contre «l’hérésie ismaélienne», c’est-à-dire l’islam. Il alimenta et aggrava la polémique antimusulmane des chrétiens d’Occident. [Les chrétiens considéraient les musulmans comme des païens et donc voyaient] en eux plus des barbares que des ennemis. Ainsi des deux côtés s’instaura une attitude de mépris à l’égard de l’autre.
Cependant les chrétiens avaient dès le début vu dans les musulmans des guerriers et des conquérants. Face au djihad, manifesté dès l’origine comme un «effort» nécessaire pour établir la volonté d’Allah, et qui prit rapidement une forme militaire, les chrétiens, à l’origine doctrinalement pacifistes, construisirent eux aussi – comme l’a bien montré Jean Flori dans «Guerre sainte, djihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam» – une conception chrétienne de la guerre sainte qui aboutit aux croisades.
[Si] l’on regarde les conditions concrètes des rapports entre chrétiens et musulmans au Moyen Âge la situation est complexe. À côté des affrontements belliqueux, des conflits, des ignorances réciproques, il y a des rencontres pacifiques, des emprunts, des échanges. [Il] faut nuancer la célèbre thèse de l’historien belge Henri Pirenne, qui dans son «Mahomet et Charlemagne» (1937) soutenait que la conquête arabe avait tué le commerce entre Orient et Occident.
[…] Les musulmans n’ont jamais accordé beaucoup d’importance aux croisades et les contacts entre eux et les chrétiens y ont été surtout belliqueux, les relations et échanges pacifiques se faisant ailleurs. […] du point de vue chrétien dans une perspective historique de longue durée, l’épisode des croisades […] apparaît comme une péripétie éphémère (moins de deux siècles) et secondaire (l’avenir du christianisme après l’Europe sera l’Amérique). […] musulmans et chrétiens ne sont pas seuls dans le vaste espace qui va du Bosphore à la Chine. Il y a à l’ouest l’Empire byzantin, ambigu, à l’est l’Empire mongol, la grande nouveauté troublante du XIIIe siècle. […] le remplacement des Ommeyades de Damas par les Abbassides de la nouvelle capitale Bagdad (762), plus asiatique, accentua l’intérêt des dirigeants musulmans pour les chrétiens occidentaux. [Une coexistence et des échanges pacifiques] se situent dans le cadre de l’unité commerciale de la Méditerranée impliquant musulmans, juifs et chrétiens. C’est un commerce de marchandises et d’idées, surtout florissant en Sicile et en Espagne. Entre musulmans et chrétiens, […] l’échange est inégal. Les chrétiens sont les grands bénéficiaires car l’islam est l’héritier et le diffuseur des techniques et des cultures avancées des peuples qu’il a submergés. [Rappelons-nous] tout ce que la philosophie, la logique, la médecine occidentales doivent à l’intermédiaire arabe. Dans le monde des techniques, [relevons trois bons] exemples: l’élévation de l’eau pour l’irrigation au moyen d’une machine à traction animale, la machine à calculer, le papier.
[…] même dans la zone conflictuelle du Proche-Orient il y a, mieux encore que la coexistence (convivencia), des échanges pacifiques entre aristocrates musulmans et chrétiens partageant la passion de la chasse et les valeurs chevaleresques, comme le montre l’exemple du prince syrien Oussama […].
Pourtant ce qui, jusqu’au XVIe siècle, prédomine dans le face-à-face chrétiens-musulmans, c’est le rejet de l’autre par indifférence ou hostilité. À partir du XIIe siècle, le Coran est «passé au crible» par les Chrétiens, mais c’est pour mieux le critiquer et le condamner. Quant aux musulmans, ils ignorent les chrétiens. Quand, au XIVe siècle, le grand voyageur Ibn Batuta visita tout le monde islamisé, de l’Afrique du Nord à l’Espagne d’Al-Andalus, au Mali, à la Chine, à Java et à Sumatra, il dit à la fin du récit détaillé de ses voyages qui avaient ignoré l’Europe occidentale qu’il a visité le monde entier. La Chrétienté n’existe pas. Ce monde musulman, qui avait bâti du VIIe au Xe siècle un ensemble économique et culturel si riche et puissant, ne sut pas voir la Chrétienté le dépasser à partir des XII-XIIIes siècles. Quand le monde musulman se réveillera au XXe siècle, il découvrira avec stupéfaction, douleur et hostilité un passé d’ignorances, de malentendus et de mépris qui ressortent aujourd’hui, pour le plus grand malheur d’une humanité qui n’a pas su tirer les bonnes leçons de l’histoire.
Jacques Le Goff, historien, spécialiste du Moyen Âge, à l'occasion de la publication du livre de Richard Fletcher, La Croix et le Croissant. Le Christianisme et l'islam, de Mahomet à la Réforme, Éd. Louis Audibert, 2003
À lire:
- Franco Cardini, Europe et islam, Seuil, 1994
- Jean Flori, Guerre sainte, djihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Seuil, 2002
- Philippe Sénac, L’Occident médiéval face à l’islam. L’Image de l’autre, Flammarion, 2000
- Pierre Guichard et Philippe Sénac, Les Relations des pays d’islam avec le monde latin, milieu Xe-milieu XIIIe, Cned-Sedes, 2000
- Il faut relire le grand livre de Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, Flammarion, 1971
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