
Le
temps est étrange.
Son étrangeté tient surtout à la familiarité que nous entretenons avec lui. Il ne se passe pas un jour sans que nous ne le prenions en compte. Nous le mesurons, mais nous ne pouvons pas le voir. Il est aussi évanescent que l'âme, et il s'agit à la fois d'un phénomène physique, démontrable et universel.
Saint Augustin a résumé ces contradictions par une apostille: Si non rogas, intelligo ("Je comprends ce que c'est si tu ne me le demandes pas").
Scientifiques et philosophes ont débattu sur la question sans parvenir à un accord. Cela est dû au fait que le temps semble adopter un déguisement différent selon la façon dont nous l'étudions, voire le vivons. Pour le physicien, la définition d'"une
seconde" est le laps exact de temps qui s'écoule en 9 192 631,770 pulsations d'un atome de
césium. Pour l'astronome, une seconde peut équivaloir à l'unité divisée en 31 556 925,97474 le temps que met la Terre pour se déplacer à trois cent soixante degrés, c'est-à-dire l'année du tropique. Mais, comme le sait toute personne qui attend l'arrivée du médecin qui lui dira si l'opération décisive de l'être qu'il aime a réussi, une seconde de césium ou une seconde astronomique ne sont pas toujours égales à une seconde. Les secondes peuvent se traîner avec une lenteur extrême dans notre cerveau.
L'idée d'un temps subjectif n'était pas étrangère à la science et à la philosophie les plus anciennes. Les savants n'avaient jamais vu d'inconvénient à supposer que le temps psychologique pouvait varier selon le sujet, et cependant ils étaient convaincus que le temps physique était unique, immuable pour tous les observateurs.
Mais ils se trompaient.
En 1905,
Albert Einstein donna le coup de grâce à cette croyance avec sa théorie de la relativité. Aucun temps n'est unique. Il en existe autant que de lieux d'observation, et il est inséparable de l'espace: il ne s'agit donc pas d'un idéal ou d'une sensation subjective, mais d'une condition requise indispensable de la matière.
Cette découverte est toutefois très loin de tout préciser quant à notre fuyant ami. Songeons, par exemple, au mouvement des aiguilles d'une horloge. Nous savons intuitivement que le temps avance. "Comme il passe vite", nous plaignons-nous. Mais cette affirmation a-t-elle un sens? Si quelque chose "avance", il le fait à une vitesse déterminée, et à quelle vitesse le temps avance-t-il? Les lycéens qui tombent dans le piège tendu par cette question faussement simple répondent parfois: "À une seconde par seconde." Mais cela n'a pas de sens. La vitesse relie toujours une mesure de distance à une autre de temps, de sorte qu'il n'est pas possible de répondre: "À un seconde par seconde." L'énigmatique M. Temps a beau se déplacer, nous ne nous mettons pas d'accord sur sa vitesse.
D'autre part, s'il s'agit réellement d'une dimension supplémentaire, comme l'affirme la relativité, elle est assez distincte des trois autres car, dans l'espace, nous pouvons nous déplacer en haut et en bas, à gauche et à droite, mais dans le temps, nous ne pouvons aller que vers l'avant. Pourquoi? Qu'est-ce qui nous empêche de revivre ce qui a été vécu, ou même de le revoir? [...] Nous continuons à presque tout ignorer sur cette partie "indispensable" de la réalité, qui avance dans une seule direction à une vitesse inconnue et que nous ne comprenons que si l'on ne nous demande pas ce que c'est.
Très étrange.
José Carlos Somoza, La
Théorie des cordes
[CanalU | Crousset | FBon | Sciences | THC | VIP | Wikipédia], 2006, Actes Sud, 2007

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