Le Courrier, 10 juillet 2009
Au
carrefour de la psychanalyse et des religions, le fantasme de dévoration permet
de penser l'humain et le «déshumain» au cœur de l'homme.
Ne
nous sommes-nous pas tous identifiés au Petit Chaperon Rouge, en frémissant de
terreur? Mais aussi de plaisir? Ce fantasme de dévoration, d'être mangé et d'y
survivre, est fréquent dans les contes et les mythes. Les parents – ou les
amants! – disent parfois avoir «envie de croquer» leur enfant ou leur amour.
S'agit-il d'un mouvement agressif? Ou serait-ce plutôt le désir de prendre ou
de reprendre en soi, de faire ou de refaire sien, cet autre si aimable. Aimer
et détruire peuvent être aussi proches qu'antinomiques! [La lecture des
anthropologues a amené à penser] que le plus humain émerge à proximité du «déshumain»,
et que l'identité de chacun ne se construit qu'en se risquant. [Cette
ambivalence est] un sujet troublant, parce qu'invitant à lever le voile sur ce
qui devrait rester refoulé ou tabou. Si ce refoulé est très présent dans les
contes et l'imaginaire infantile, il imprègne aussi le champ de la culture et
du religieux. On peut remarquer que pendant des siècles, manger est resté
indissociable d'une inscription religieuse, ou au moins rituelle, encadrant cet
acte qui, pour être quotidien et vital, n'a rien de banal.
Aujourd'hui, dans
une société sécularisée et médicalisée, cela peut prendre la forme du 'manger
sain', associé à une sacralisation du corps et de la santé, se méfiant désormais
du «fast-food» dont s'est contenté un corps qui n'était qu'un des rouages d'une
machine économique dont il n'était pas le premier souci, et qui était prête à
l'avaler. [De quelle façon les sociétés ont-elles tenté, de diverses manières,
en fonction de leurs projets, d'organiser cette menace de dévoration?]
«Maman,
est-ce qu'on peut manger les gens?» demande à sa mère une petite fille de 3 ans,
prise visiblement d'un sérieux mal de ventre. Après avoir tenté de comprendre
la question, la mère bien empruntée et pensant rassurer sa fille sur le fait
que personne ne viendra la dévorer, lui répond: «Non, mon enfant, on ne peut
pas manger les gens!» Et la petite alors de vomir Delphine et Marinette, petits
personnages repositionnables de son livre d'images, qu'elle venait d'avaler...
La petite cannibale dont il est ici question s'identifiait-elle donc au loup ou
à la sorcière? Difficile de dire ce qui se passait dans sa tête à ce moment-là,
ni ce qui a pu s'y passer lorsque, cinq ou six ans plus tard, alors qu'elle préparait
sa première communion dans le cadre de son catéchisme catholique, on allait lui
tenir un autre discours... Non seulement elle pouvait, mais elle devait manger
de ce pain dont on lui disait qu'il n'était pas seulement symbole, mais corps réel
du Christ!
Le rituel fait entrer dans un moment de folie, où l'inanimé devient
vivant, où les frontières s'effacent, qui séparent le ciel et la terre, les
vivants et les morts, moi et l'autre. Tel le repas cannibale ritualisé, moment
régénérateur du groupe, le rite sacré a cette position paradoxale, de permettre
ce qu'il interdit, d'offrir la possibilité, limitée, cadrée, de s'aventurer
dans un lieu où les limites s'effacent, de rencontrer un état possiblement
confusionnel, qui – soit dit en passant – permet de comprendre l'affinité de
l'expérience du sacré et de la psychose, du délire et de la mystique, de la
folie et de la passion amoureuse. Contre ce risque de dérive est né le
protestantisme. Issu d'un mouvement de réhabilitation de la parole qui tranche,
se méfiant du rite et des images, il abandonne le latin. Pourtant, si le latin
paraît couper de la langue maternelle, il ne fait peut-être qu'y reconduire,
donnant place à la musique plus qu'à la parole. Sans doute est-ce en ce sens
que Marcel Gauchet peut dire du protestantisme qu'il est «religion de la sortie
de la religion», parce qu'il se garde de tout retour en deçà du symbolique, en
deçà de la parole. Raconter le repas cannibale devrait dans une telle
perspective permettre de renoncer à le mettre en acte. Cela est-il possible?
Peut-il y avoir un lien à l'origine et au commencement qui ne passerait que par
le symbolique et la parole? Doit-on au contraire nécessairement se replonger
par la mise en acte convoquant l'imaginaire, en ce lieu où les limites
s'estompent entre l'intérieur et l'extérieur, entre soi et l'autre, ce lieu où
règne une confusion de laquelle l'humain peut ressurgir? Cette alternative évoque
la querelle des iconoclastes liée à ce qui oppose les différentes traditions
chrétiennes autour du rapport au rite et au corps, à la nourriture et à la
parole, à la communauté et à l'individu. Pour résumer: du côté protestant,
l'arrimage à la parole et à la pensée, assorti d'un refus du trop sensible (qui
fait retour aujourd'hui dans les mouvements effervescents issus du
protestantisme sous une forme un peu sauvage); alors que, du côté catholique,
on est plus anthropophage, on recourt au rite, permettant de rendre représentables
et de civiliser les fantasmes cannibales!
Le lien à l'autre et la construction
de l'identité personnelle s'établissent dans le double mouvement de
l'incorporation et du rejet. La clinique, celle des troubles alimentaires à l'évidence,
mais également celle des pathologies du narcissisme, de la dépression et bien sûr
de la mélancolie, nous montre que le rapprochement avec un autre humain est
potentiellement vécu comme dévorant, alors que la séparation peut constituer
une menace d'anéantissement. Travailler cette question est peut-être une façon
de jouer avec ces inquiétudes pour trouver la possibilité de se risquer dans le
lien sans toutefois perdre son identité et rendre ainsi l'investissement des
liens significatifs plus supportable.
Nous vivons dans un temps de
transformations importantes qui suscite des réactions de crispation
identitaire, comme le communautarisme témoignant du risque de mettre en péril
une identité fragile en s'ouvrant à l'autre. Les identités sont toujours
construites, et les pratiques qui les soutiennent ont une valeur «sacrée» dans
la mesure où elles permettent de conjurer un risque de confusion. Cette
question du rapport à l'autre, avaler l'autre ou le rejeter, est particulièrement
importante dans des moments de transformation. Au niveau de la rencontre des
cultures, comment peut-on être nourri par l'autre sans réduire son altérité?
Comment défendre son identité culturelle sans s'appauvrir de tout ce dont l'étranger
peut l'enrichir? Comment risquer sa subjectivité sans se perdre? Si le tabou du
cannibalisme se lève depuis quelques décennies, si l'on se met à le penser, et
donc à le reconnaître comme faisant partie de l'humain, c'est peut-être que,
plus que jamais, nous avons besoin de penser l'horreur, le «déshumain» au cœur
de l'humain, et devons lutter contre l'incrédulité et la volonté d'oublier.
Peut-être en raison des violences du XXe siècle, mais peut-être aussi parce
qu'il n'y a plus de sauvage, plus d'autre non-humain à manger, dans un monde où
tout homme est voué à être reconnu comme un humain. Le juif, le tsigane, le
communiste, l'homosexuel, n'ont-ils pas été construits pour incarner l'autre
dans un monde où il n'y aurait plus d'autre qui soit tout à fait étranger, en
qui déposer sa propre étrangeté? Ni dieux, ni diables, ni sauvages...
Nous
avons besoin de modèles qui permettent de penser, non plus la lutte entre des
humains et des moins humains, mais la lutte de l'humain et du déshumain au
cœur de l'homme. La fabrication de l'humain doit toujours à nouveau s'opposer
aux forces déshumanisantes. ■ Myriam Vaucher, présidente de l' Association internationale d'études médico-psychologiques et religieuses (AIEMPR) [1], psychologue-psychothérapeute pratiquant la psychanalyse. Avec la collaboration d'Emmanuel Schwab, psychologue-psychothérapeute. À l’occasion du XVIIIe congrès international de l'Association internationale d'études médico-psychologiques et religieuses (AIEMPR) sur le thème: «C'est pour mieux Te manger... Au commencement était l'ambivalence».
1. L'AIEMPR a pour but de promouvoir la recherche et la réflexion dans les champs communs à la psychanalyse, à la médecine, à la psychologie, aux autres sciences humaines, parmi lesquelles l'anthropologie, et aux sciences religieuses; des rencontres périodiques entre praticiens de ces différentes disciplines sont régulièrement organisées. Historiquement, l'association est née à la fin des années 1940 du souhait de professionnels (psychanalystes, médecins, théologiens) de confronter sans compromis la psychanalyse et la foi catholique et de défendre la possibilité de ce dialogue auprès de la hiérarchie romaine. On peut relever qu'en 1972 l'association s'ouvre aux protestants, représentés dès cette date par le Pr Thierry de Saussure, psychanalyste et théologien romand. L'AIEMPR vise aujourd'hui encore à offrir un espace où laisser se rencontrer et se confronter l'identité du chercheur, du scientifique, du praticien et l'identité personnelle, sociale, culturelle et religieuse de chacun de ses membres.
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