Le Nouvel Observateur, 22 janvier 2009
L'exemple romain hante les Américains
La comparaison [de la Rome impériale et des États-Unis contemporains] a été souvent faite. Les références romaines sont très présentes aux États-Unis ( Capitole, Sénat), certains chefs militaires ont été appelés des Césars. Les bases américaines disséminées avec un modèle unique sont identifiées aux campements permanents des légions. L' American way of life a la même attractivité que le mode de vie des élites gréco-romaines. Comme à Rome, les pays étrangers tentent d'influer sur la politique étrangère par d'intenses campagnes de relations publiques et de groupes de pression.
Mais l'Empire est par définition une domination directe sur une pluralité de territoires et de peuples dotés de statuts juridiques différents. Les États-Unis ne sont qu'une gigantesque métropole dotée d'alliances multiples, mais sans colonies à quelques petites exceptions près. On fait alors le rapprochement avec la République romaine d'après les guerres puniques (équivalent de nos guerres mondiales), mais en même temps on évoque aussi les derniers siècles de l'Empire romain: le pain et le jeu seraient l'équivalent des programmes sociaux et des divertissements de masse. Mais l'Empire romain avait une économie agraire sans progrès technique, et la fiscalité imposée aux pays vaincus était le moteur de l'expansion territoriale. Les États-Unis jouent un rôle essentiel dans un système mondialisé des échanges. Néanmoins, en 1945, ils étaient de très loin la première puissance industrielle (40% de la production mondiale), d'où la notion d'«empire de la production». Aujourd'hui, ils sont le premier pays consommateur vivant à crédit, d'où la notion d'«empire de la consommation». En un sens, mais selon d'autres mécanismes, Rome était un «empire de la consommation».
La singularité de cet empire américain
Raymond Aron a parlé de République impériale. Il ne s'agit pas d'annexer des territoires mais de contrôler des voies de communication et d'assurer l'accès aux matières premières. L'hégémonie américaine repose sur un appareil militaire destiné à faire la «police» pour l'ensemble du monde industrialisé, voire des pays consommateurs. Le but n'est pas de constituer des monopoles ou des rentes puisque c'est le marché qui fixe les prix, comme le montrent les fluctuations extrêmes du prix du pétrole et des matières premières. En temps de paix, la politique impériale américaine permet de faire fonctionner le marché mondial. Implicitement elle dissuade d'éventuels compétiteurs de vouloir l'affronter militairement. Ils se trouveraient immédiatement isolés économiquement et totalement fragilisés. L'Europe, le Japon, la Chine ou la Russie doivent tenir compte de la puissance militaire américaine, la seule à disposer d'une capacité de projection massive à longue distance. Selon les régions du monde, les États-Unis jouent le rôle de régulateur des tensions internationales (Europe, Asie orientale) ou au contraire de perturbateur (Moyen-Orient).
Les anti-impérialistes
Les premiers à se définir comme anti-impérialistes sont les Américains hostiles à l'annexion des Philippines en 1898. Le plus célèbre est Mark Twain. Mais ce sont les marxistes qui ont fait de l'anti-impérialisme une arme politique. Dans un premier temps, ils ont fait de l' impérialisme un stade du capitalisme (pour Lénine, le dernier) fondé sur l'abolition du libre-échange, sur les monopoles et les cartels. Il se serait agi de constituer différentes rentes aux dépens des activités productrices. Les capitalistes auraient même ainsi les moyens d'«acheter» les classes ouvrières européennes en constituant un État-providence. Les marxistes s'en sont ensuite servis pour expliquer la guerre mondiale en en niant le caractère national. Le grand carnage européen
serait ainsi une guerre menée par des rentiers voulant accaparer les ressources
mondiales.
Si Lénine nie l'aspect national de l'évolution des pays capitalistes industrialisés, il voit dans le soulèvement des peuples colonisés ou dominés le moyen de précipiter la révolution mondiale. Son héritage comprend donc le principe cardinal d'alliance entre les prolétariats du monde industrialisé et les nationalismes des peuples colonisés que l'on incitera à suivre la voie socialiste de développement. L'anti-impérialisme a été le stade ultime du communisme après la révolution mondiale et l' antifascisme. Il a permis à la politique impériale de l'Union soviétique de s'étendre à l'ensemble du monde. Il a créé un sentiment collectif unissant les peuples du tiers-monde, les pays du bloc de l'Est et les révolutionnaires sans révolution du monde occidental. Tous avaient le sentiment de participer à une grande œuvre de libération universelle.
Mais les marxistes ont toujours été incapables de se libérer des écritures léninistes, car les empires coloniaux ont toujours joué un rôle marginal dans l'économie des pays industrialisés. Il y a bien eu un impérialisme collectif des pays industrialisés dans le monde dominé (monde musulman juridiquement indépendant, Amérique latine, Chine de la première moitié du XXe siècle), mais dans le cadre d'une «égalité d'accès», c'est-à-dire dans des structures concurrentielles et non monopolistiques et rentières. L'accès aux matières premières en temps de paix s'est fait dans le cadre de fixation des prix par les marchés reliant indissolublement les producteurs et les consommateurs.
La Palestine
La question de Palestine peut aussi s'analyser comme une colonisation de peuplement et Israël se pose en fragment du monde occidental en terre d'Islam et du tiers-monde. Pour tous ceux qui ont connu la domination occidentale, directe ou indirecte, Israël rappelle les éléments douloureux de leur propre histoire et maintient l'impérialisme au présent. Bien sûr, il existe d'autres éléments comme les affects religieux liés à la Terre sainte des trois religions monothéistes. L'impact de la Shoah a brouillé les repères entre l'antifascisme et l'anti-impérialisme. Il a poussé aussi à une indécente «concurrence des victimes»: les massacres coloniaux et les violences de l'impérialisme européen ont été mis scandaleusement sur le même plan que l'extermination des juifs d'Europe.
L'Iran
Il y a beaucoup d'exagération! Bien sûr, l'Iran est un grand pays doté de millénaires d'histoire. Mais […] l'inspiration de sa politique est plutôt défensive. Il cherche à établir sa sécurité. Au XIXe siècle, la Perse a été la victime d'innombrables ingérences, surtout britanniques et russes. Au XXe siècle, son territoire a été envahi par trois fois. Plusieurs de ses voisins sont dotés d'armements nucléaires. Il est presque encerclé par des bases militaires américaines. L'Iran a bien entendu une politique extérieure agressive, mais il s'en sert comme instrument de dissuasion pour protéger son propre territoire. Pour le reste, on a à la fois la dynamique d'un régime révolutionnaire institutionnalisé et la faiblesse d'un système économique dépendant en grande part des fluctuations de la rente pétrolière et fragilisé par les mesures de rétorsion américaines, en particulier dans le domaine financier.
Le djihad international
Il est incontestable que le djihad international reprend un grand nombre de thèmes des mouvements anti-impérialistes des époques précédentes, mais en les islamisant. Mais ces mouvements s'inscrivaient dans une perspective universelle de libération des peuples. Le djihad au contraire «essentialise» ses ennemis, les juifs, les croisés, en en faisant des entités permanentes, anhistoriques. Par ailleurs, il s'est déterritorialisé même s'il a voulu être présent sur nombre de champs de batailles: Afghanistan, Pakistan, Irak, Kosovo, Maghreb. Par sa dénonciation des régimes musulmans en place assimilés à l'ennemi, il participe de la logique de retournement de la violence libératrice contre les pays que l'on prétend délivrer. ■
Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet, de Henry Laurens, historien du monde arabe, titulaire de la chaire Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, à l’occasion de la publication de son livre, «l'Empire et ses ennemis. La question impériale dans l'histoire», Seuil, 2009
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