Le Nouvel Observateur, 29 novembre 2007

Le temps de l’aventure humaine
Il est difficile de se représenter l'écoulement du temps. Ses proportions se modifient en fonction de l'époque étudiée. L'univers a 13 milliards 700 millions d'années, l'histoire de la vie 3 milliards 800 millions, l'histoire des primates 65 millions, l'homme bipède 7 millions; l'homme fabricant d'outils n'a que 2 millions 500 000 ans, il a taillé ses premiers bifaces un million d'années plus tard, il a domestiqué le feu il y a 400 000 ans; les premières sépultures avec offrandes funéraires datent de 100 000 ans, l'art pariétal, l'art mobilier et la parure apparaissent il y a 35 000 ans. Contrairement à l'évolution morphologique des espèces,
l'évolution culturelle s'inscrit dans une durée qui va en s'accélérant.
Transposons sur le calendrier d'une année la totalité de l'aventure humaine depuis l'apparition de l'Homo habilis il y a 2 millions 500 000 ans. Le 1er janvier, en Afrique, nous voyons le premier homme capable de tailler une pierre en fonction d'un projet. Il faut attendre le 15 juin pour qu'il arrive en Europe. Sa présence est attestée à Barranco Leon en Andalousie, dans la grotte du Vallonet (Alpes-Maritimes) ou à Pirro Nord dans le sud de l'Italie. C'est seulement le 15 novembre que l'homme domestique le feu. Le 18 décembre nous voyons naître l'angoisse métaphysique et l'espérance religieuse. L'homme refuse la mort, il veut poursuivre sa route dans l'au-delà. Il creuse une fosse pour le défunt et y dépose des offrandes pour sa vie future. Le 26 décembre à 22h30, l'homme commence à peindre des bisons et des mammouths. L'invention de l'écriture à Sumer se produit le 31 décembre, à dix heures du matin, Armstrong a marché sur la lune à 23h55...
Le futur de l’espèce humaine
Toute espèce naît, évolue, se diversifie et disparaît. Il n'y a pas de raison que l'espèce humaine échappe
à la règle. Elle continuera à évoluer. Le développement du crâne - de plus en plus large et rond, avec un cerveau de plus en plus volumineux - se poursuivra. Au cours de l'hominisation nos membres antérieurs, ne servant plus aux tâches de locomotion, se sont raccourcis. En revanche nos pouces se sont allongés,
permettant des gestes plus précis. Sous l'effet de la bipédie, nos membres postérieurs sont devenus plus longs, plus droits, plus solides. Ces évolutions vont se poursuivre. L'homme du futur aura probablement des bras courts, une grosse tête, de longs pouces et des jambes puissantes. Cependant nous utilisons
de moins en moins nos membres postérieurs pour nous déplacer; à long terme ce ne sera peut-être plus un avantage d'avoir de longues jambes. L'évolution culturelle serait donc en passe de modifier notre espèce. L’homme est devenu le maître de son évolution, il peut modifier tous les facteurs de son environnement. Grâce aux habitations climatisées, son corps n'est plus obligé de s'adapter aux intempéries comme celui des Inuits adipeux ou des Touaregs longilignes. Les procréations médicalement assistées et les nouvelles molécules pharmaceutiques modifient le processus de la sélection naturelle. L'homme est capable de bricoler son patrimoine génétique, mais il ne pourra jamais s'affranchir totalement de son milieu naturel. De même que les plantes et les animaux il est formé de cellules et de protéines... Il est urgent de créer une nouvelle éthique planétaire capable de gérer l'avenir de l'humanité car toute l'évolution va dans le sens d'une organisation de plus en plus complexe, et l'intelligence fait partie de ce processus. L'émergence de la conscience humaine est en cours depuis 2 millions et demi d'années, elle n'est pas terminée.
Chaque progrès culturel est relié à une capacité cognitive nouvelle, à une modification du cerveau
Prenons l'acquisition de la bipédie il y a 7 millions d'années. Quelque part en Afrique, des primates se sont redressés. Libérées de leurs tâches de locomotion, leurs mains sont devenues plus habiles, ce qui a certainement favorisé le développement cérébral. Kant disait que «les mains sont la partie visible du cerveau». Aux origines, l'évolution des hominidés est buissonnante, il existe plusieurs espèces de bipèdes, Toumaï, Ororin, Ramidus, puis, vers 4 millions d'années, les australopithèques anamensis, afarensis, africanus. Ils peuvent marcher debout mais n'ont pas encore l'aptitude au langage et ne fabriquent pas d'outils. Vers 2 millions et demie d'années apparaît l'Homo habilis, dont la capacité crânienne dépasse 600 cm3 (on a parlé de Rubicond cérébral): il a toutes les capacités anatomiques nécessaires pour articuler des sons. Pourquoi s'en serait-il privé? Il fabrique des outils, il a besoin de transmettre ses techniques de débitage... La première fonction du langage serait peut-être la transmission d'un savoir-faire. Les plus anciens outils ont été trouvés dans le nord est de l'Afrique, à Gona en Ethiopie, un site daté de 2 millions 550 000 ans, soit 25 500 siècles ou 127 000 générations! C'est un saut majeur, le point de départ de l'histoire culturelle de l'humanité. Nous ne connaissons aucun outil taillé avant cette date. Fabriquer un outil, c'est réaliser un projet, c'est aussi témoigner d'une compétence en pétrographie. Les hommes sélectionnent dans la rivière des quartz, des galets qui ont des méplats formant un plan de frappe naturel. Ils transportent ces roches jusqu'à leur campement de base, puis se mettent au travail en utilisant des stratégies de débitage élaborées: taille unifaciale, bifaciale, unipolaire, bipolaire, centripète, périphérique... Ils parviennent à obtenir de tout petits éclats, avec un tranchant leur permettant de racler la viande sur les os des charognes. Est-ce parce qu'ils veulent manger de la viande qu'ils fabriquent des outils ou parce qu'ils fabriquent des outils qu'ils mangent plus de viande? En tous cas, les deux sont étroitement liés.
Les premiers hommes sont des charognards
Quand ils arrivent en Europe, les premiers hommes se trouvent dans un paysage de savanes et de
prairies, propice aux troupeaux de grands herbivores, cervidés, éléphants, girafes, chevaux, eux-mêmes favorables à la présence de grands carnivores, notamment le tigre aux dents de sabre et la panthère géante. Les hommes les suivent et leur disputent le festin. Près de Grenade, à Orce, dans le bassin de Guadix Baza, on a trouvé un squelette d'éléphant complet, en connection anatomique, entouré de quinze petits éclats de silex et d'excréments fossiles de hyène. La hyène et l'homme ont été en compétition autour de cet éléphant.
Souvent les hommes cassent les os pour manger la moëlle et la cervelle dont ils ont besoin car il y n'y a pas de graisse sur les animaux sauvages, sauf le tissu conjonctif autour de la racine des dents. Ils trouvent des avantages dans la consommation de viande. On voit diminuer la taille de leurs dents, alors que les australopithèques qui se nourrissent de graminées ont de grosses molaires qui ressemblent à des meules pour écraser les grains. L'outil et le langage articulé apparaissent dans la foulée, ainsi qu'un début de vie sociale dans des campements de base situés à proximité des secteurs à charognes, notamment au
bord des rivières. Il faut très longtemps pour passer au stade suivant. En Afrique, il y a 1 million 800 000 ans, et en Europe il y a 600 000 ans, les hommes inventent le biface, une sorte de couteau, permettant de trancher, de découper, de dépouiller les bêtes. C'est l'outil des peuples chasseurs, produit par les premières cultures acheuléennes, un objet remarquable par sa symétrie bilatérale et bifaciale. On trouve des bifaces très réguliers, présentant une symétrie parfaite, taillés dans des roches de belles couleurs. Avec le biface,
le sens esthétique apparaît, l'homme devient un fabricant de beauté. C'est une nouvelle étape dans l'aventure humaine.
La domestication du feu
Il est possible que le feu ait été domestiqué simultanément dans différentes régions, il y a environ 400 000 ans. Les plus anciens foyers connus sont ceux de Terra Amata, près de Nice, de Meney Dregan dans le Finistère, de Tautavel dans les Pyrénées, de Choukoutien en Chine. Partout, c'est un formidable moteur de l'hominisation. Le feu permet d'allonger les journées, de pénétrer jusqu'au fond des cavernes, de vivre dans
des régions froides, de fabriquer des épieux durcis et de faire cuire la viande, ce qui fait reculer les parasitoses. Surtout, le feu est un facteur de convivialité, autour du foyer naît la tradition des longues veillées où se racontent des histoires de chasse, où naissent les mythologies. A chaque étape, la corrélation avec le volume crânien est frappante. Quand son cerveau dépasse 600 cm3, l'homme invente l'outil, à partir de 800 cm3, il découvre la symétrie, à 1200 cm3, il éprouve les premières angoisses métaphysiques. Enfin, il y a environ 30 000 ans, le développement de la zone frontale du cerveau, siège de la pensée associative, est lié à l'émergence de la pensée symbolique et à la naissance de l'art.
L'homme de Néandertal
L'homme de Néandertal a accès à la pensée symbolique, son cerveau est comparable à celui de l'homme de Cromagnon par le volume mais il garde un front fuyant, ses lobes frontaux sont peu développés. Il ne produit pas de parures ni d'art pariétal, mais c'est le premier à s'interroger sur le sens de la vie et à déposer des offrandes dans les fosses sépulcrales. On a longtemps pensé que l'homme de Néandertal et l'homme de Cromagnon étaient contemporains, mais cela n'a guère duré. Dans tous les sites connus, dans la région de Menton, dans l'Aude ou en Catalogne, les outillages aurignaciens (Cromagnon) reposent juste au-dessus des industries moustériennes (néandertaliennes). On ne connaît pas de lieux où ces outillages soient interstratifiés. Cela signifie que les Aurignaciens ont marché sur les foyers éteints des Néandertaliens. Peut-être ont-ils échoué à assurer le renouvellement des générations? Un fort pourcentage des ossements
néandertaliens correspond à des nouveaux-nés ou à des enfants qui sont morts à neuf ans, l'âge des maladies infantiles, varicelle, coqueluche, rougeole... Il se peut aussi que les hommes modernes, venant de l'Est, aient apporté des maladies infectieuses, de même que les Espagnols en Amérique ont causé la
disparition des Tainos en leur apportant la syphilis et la variole.
La datation
Les hommes ont vécu dans la grotte de Tautavel entre 700 000 et 100 000 ans. Ils y ont séjourné en
avril, vers 580 000 ans, ou à l'automne, vers 420 000. Cela peut paraître étrange de pouvoir préciser la saison, alors que l’on ignore l'année. La datation est le résultat d'études portant sur l'évolution des espèces animales et les données du paléo-magnétisme. Elle fait l'objet d'une incertitude d'environ dix mille ans. En revanche, il est facile de connaître la saison. Dans un campement de chasseurs, on collecte les mandibules de jeunes cerfs, on étudie le stade d'évolution de leur dentition, le pourcentage de dents de lait et de dents définitives. Ainsi on peut savoir si l'animal a été abattu à cinq mois, six mois, etc. Si on ne trouve que des mandibules de cerfs de six mois, on sait qu'ils ont été tués en novembre, car les cerfs naissent en mai...
S'intéresser à la longue durée, cela permet de relativiser, de replacer notre existence dans un contexte plus large
Les grands changements climatiques dans l'histoire de la terre, par exemple, sont liés aux lois de la
gravitation, et notamment à la forme de l'ellipse de la terre autour du soleil. Dans la grotte de Tautavel, ils apparaissent clairement, les océanographes les repèrent aussi grâce à des carottages océaniques. Depuis 500 000 ans, on constate des alternances de climat froid et chaud, à l'intérieur de cycles de 100 000 ans. On passe d'une période glaciaire à une période tropicale ou tempérée, et chaque fois la faune et la flore sont entièrement bouleversées. Pendant le quaternaire les périodes froides sont plus longues, elles durent environ 80 000 ans et sont suivies par des périodes chaudes ou tempérées de 20 000 ans. Notre dernière période interglaciaire a débuté il y a 10 000 ans, elle va durer encore 10 000 ans, puis le climat se refroidira, des glaciers envahiront les zones arctiques et antarctiques et la mer s'abaissera de 120 mètres comme pendant les périodes froides du quaternaire.
L'homme a une influence sur le climat, mais qui reste dérisoire en comparaison des effets de la gravitation. Au cours de la période tempérée dans laquelle nous vivons depuis
dix mille ans, il y a eu des moments plus chauds. Dans la vallée des Merveilles, près de Tende, dans le sud de la France, la forêt de mélèzes s'arrête à 2000 mètres d'altitude. Six mille ans avant notre ère, dans la
période dite de l'optimum atlantique, la forêt montait jusqu'à 2600 mètres. Il faisait donc nettement plus chaud que de nos jours. ■
D’après les propos de
Henry de Lumley, préhistorien, directeur de l'Institut de Paléontologie humaine, Paris, recueillis par Catherine David, à l'occasion de la publication de son livre, La Grande Histoire des premiers hommes européens, Odile Jacob, 2007
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