Le Courrier, 19 mai 2009
Forme de capture administrative du territoire urbain et de ses populations, le numérotage des maisons s'impose dès le XVIIIe siècle. Aujourd'hui banal, il s'agit pourtant à l'origine d'un instrument du contrôle social.
Objet banalisé par plus de deux siècles de pratiques quotidiennes, la numérotation des maisons apparaît en Europe à partir du siècle des Lumières comme un outil administratif et policier. Imposée aux populations par les pouvoirs publics, elle reconfigure durablement les perceptions de l'espace urbain. Grâce au numéro, la localisation des populations ne repose plus sur l'interconnaissance entre voisins ou sur la connaissance intime du territoire, mais sur des coordonnées numériques qui désignent et assignent une place à chacun dans la ville. Instrument d'identification, le numérotage des maisons devient en même temps, à l'instar du passeport, un support de l'identité administrative des personnes.
Contrôler la mobilité
À partir de 1750, les pouvoirs publics élaborent toute une série de dispositifs propres à instaurer une nouvelle transparence urbaine. L'amélioration des voies de circulation assure la fluidité des échanges économiques et en favorise la dynamique. Parallèlement, les villes deviennent un pôle d'attraction de l'immigration rurale et la mobilité économique se fait plus intense. Gages des nouvelles possibilités de mouvement et de circulation, les dispositifs sécuritaires se développent, principalement autour du contrôle des étrangers. Des formes d'identification des personnes apparaissent et se déploient à large échelle, comme les «identités de papier» (certificats militaires ou professionnels) qui attestent de la probité des
personnes.
Les «gens sans aveu», ceux dont aucune attestation ne permet l'identification ou la connaissance, sont traqués et chassés hors des villes comme fauteurs de désordre. Sortir de l'ombre les indésirables que masquent la densité et l'anonymat du tissu urbain, débusquer les individus désaffiliés pour les contrôler, rendre connaissables ceux que la proximité vicinale ne permet plus d'identifier: registres de police, certificats, éclairage public et numérotation des maisons sont quelques-unes des techniques de surveillance en plein essor au XVIIIe siècle. Toutes, de près ou de loin, contribuent à l'étatisation du contrôle social.
Un essor général
Madrid (1750), Vienne (1753), Trieste (1754), Londres (1765), Lille (1765), Munich (1770), Copenhague (1771), Paris (1779, 1790), Genève (1782), Milan (1786), Philadelphie (1790), Naples (1792), New York (1793): la chronologie et la géographie des premiers numérotages systématiques dépassent le cadre politique de l'absolutisme ou du despotisme éclairé. À partir de 1790, la révolution étend le numérotage à la plupart des villes de France. Les guerres révolutionnaires exportent la technique aux villes d'Allemagne, de Suisse et des Pays-Bas. Dans la plupart des cas, l'origine du numérotage est militaire. L'ordre numérique facilite le logement des troupes de guerre de passage dans une ville, tout en y favorisant l'exercice de la police.
Dans les villes de l'Empire des Habsbourg, le recrutement militaire des conscrits s'appuie sur le recensement des maisons. Outil de dénombrement et d'identification, le numérotage est utilisé depuis le début du siècle pour reconnaître les populations juives de Vienne et de Prague. Dans cette ville, dès 1781, alors que le numérotage (en chiffres arabes) s'applique à tous, les chiffres romains désignent les maisons des juifs.
Le rôle de l'État est primordial, mais le marquage numérique rencontre aussi l'intérêt des éditeurs d'almanachs ou d'annuaires, désireux de proposer des «livres d'adresses». Nouvelles formes de lisibilité sociale, bottins, directories, Adressbücher se diffusent un peu partout en Europe. C'est à l'initiative d'un éditeur que le premier numérotage parisien de 1779 est inauguré. De même que les finalités du numérotage sont multiples, les systèmes utilisés varient. Avant le triomphe en Europe, au XIXe siècle, d'une numérotation par rues, avec une suite de nombres pairs d'un côté et impairs de l'autre, le XVIIIe siècle connaît aussi la numérotation par quartiers ou par blocs de maisons.
Les voitures numérotées
Le nombre fascine les Lumières. Langage naturel, il est gage d'une nouvelle rationalité politique et la statistique naissante devient un instrument de gouvernement des populations. Le numérotage des maisons s'inscrit dans un contexte plus large d'identification numérique des choses et des hommes. L'utopie policière de Guillaute [1], un projet de réforme de la police parisienne remis à Louis XV en 1749, est le marqueur exemplaire d'une volonté inédite d'identification. Dans ce projet, il est question de numéroter l'espace urbain (quartiers, maisons, escaliers, portes, voitures) et d'y inscrire les coordonnées utiles au repérage et au fichage des individus.
Encore tâtonnantes au XVIIIe siècle, les techniques d'identification par le nombre commencent cependant à s'imposer, non seulement pour les maisons, mais aussi pour les voitures. En 1734, une ordonnance royale en France rend obligatoire le numérotage des voitures hippomobiles. Alors que le XVIIIe siècle invente la vitesse, il en découvre les accidents. Le numérotage et l'enregistrement centralisé des carrosses et chevaux attelés commencent à Genève en 1761 à l'initiative des magistrats de police qui souhaitent reconnaître les cochers et réprimer les infractions aux règles de la circulation urbaine.
Au service d'une nouvelle gestion de l'espace urbain, le numérotage des maisons est une technique de reconnaissance du territoire qui est suffisamment labile – et peu coûteuse – pour susciter une large adhésion. La transparence urbaine qu'il promet fédère des attentes aussi variées que celles des militaires, des autorités policières, du fisc, des éditeurs, des citadins. Avec l'ordre numérique, la localisation des amis, connaissances, personnes célèbres, mais aussi délinquants et criminels présumés devient plus aisée, même pour ceux qui ne connaissent pas intimement les entrailles urbaines.
Les attentes ou les nouveaux besoins que comble le numérotage sont très divers, mais c'est précisément la labilité du dispositif qui lui permet d'absorber tous les espoirs et toutes les formes d'investissement. Dépourvu de raffinement technique et mobilisable à moindre coût, il s'insinue parmi les technologies de pouvoir les plus efficaces qu'ait produit le XVIIIe siècle, comme d'autres, anodines, que le monde moderne continue à produire.
Aujourd'hui naturalisée, la numérotation des maisons n'est plus perçue comme un dispositif de contrôle et son archaïsme est évident face au développement des techniques contemporaines de la «surveillance globale» [2]. Saurons-nous, en tant que citoyens, domestiquer et désamorcer le potentiel liberticide au cœur des nouveaux instruments de contrôle? ■ Marco Cicchini
1. Denis&Milliot | Heimann
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