Le Temps, 18 mars 2008
C’est une histoire que se racontent les bibliothécaires quand ils parlent du temps. Chapitre un: en 1085, Guillaume le Conquérant qui cherchait à se faire une idée précise du pays, a envoyé ses conseillers aux quatre coins de l’Angleterre pour en dresser un état des lieux, propriété après propriété. Ce document, le Domesday Book [1], est une source précieuse pour comprendre l’Angleterre au XIe siècle. Ce trésor est conservé depuis plus de 900 ans aux Archives nationales britanniques.
Chapitre deux: en 1986, pour marquer l’anniversaire de ce cadastre, la BBC lance une grande opération en demandant aux écoles de faire l’état des lieux de la Grande-Bretagne contemporaine. Textes, vidéos, audios sont collectés sur l’ordinateur de la BBC et diffusés sur bandes vidéo et disques laser. Quinze ans plus tard, l’évolution de la technologie est telle qu’on ne peut plus lire les données électroniques sur aucun ordinateur. Le Domesday Bis aura vécu soixante fois moins longtemps que son ancestral modèle. Nota Bene: l’histoire se finit bien, car après un fastidieux et coûteux travail, les fichiers de l’opération de la BBC sont à nouveaux consultables.
C’est la petite histoire qui trahit la grande. Alors que l’on peut encore lire des écritures d’il y a 5000 ans (l’une des plus anciennes pièces de la Fondation Bodmer de Genève est une plaquette sumérienne de la ville d’ Ur datant de 30 siècles avant J.-C.), la diversité des fichiers électroniques, la mutation rapide des formats et des supports pour les lire rend la pérennité des écrits contemporains de plus en plus difficile. «Avec le temps, les supports sont de plus en plus performants dans leur capacité, mais ils durent de moins en moins longtemps. (Alexis Rivier, conservateur des nouvelles technologies à la Bibliothèque de Genève)»
On a longtemps laissé le temps faire son œuvre. «Des années 1950 à 2000 environ, le monde de la conservation ne s’est pas assez préoccupé de l’avenir des fichiers électroniques. (Marie-Christine Doffey, directrice de la Bibliothèque nationale à Berne)» C’était ce qu’on a appelé en anglais les Digital Dark Ages, l’époque où l’on croyait qu’il suffisait de stocker dans de bonnes conditions des données informatiques pour les conserver. «C’est ainsi qu’ont disparu par exemple toutes les informations de la NASA envoyées par les premiers satellites (Geneviève Clavel, responsable de la coopération internationale et nationale)». Dans le même esprit, on est toujours à la recherche du premier e-mail envoyé il y a une trentaine d’années…
Il semble que nous soyons sortis du trou noir. Depuis 2000 environ, les bibliothécaires et les archivistes sont conscients que la conservation passive n’est plus suffisante pour se donner un espoir de faire traverser les prochaines années aux écrits contemporains. Mais que faire? «Face à la diversité des supports et des techniques, on est complètement désarmés. (Silvio Corsini, conservateur de la réserve précieuse à la Bibliothèque cantonale et universitaire à Lausanne)» La méthode actuelle consiste à s’assurer régulièrement que les fichiers puissent être ouverts et lus, quelle que soit l’avancée de la technologie. Pour ce faire, il faut recopier les données systématiquement dans d’autres écritures électroniques. Et ne pas croire que l’on fait un travail définitif: «Tout support a ses faiblesses. À part les stèles! (SC)» «C’est aujourd’hui davantage un problème d’organisation et de prise de décision politique qu’un manque de conscience ou de savoir-faire. (Alexis Rivier, collègue genevois de SC)»
[L' Unesco a adopté une Convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine immatériel.] Mais la partie n’est pas gagnée. Comment archivera-t-on les romans pour téléphone portable qui font déjà fureur au Japon? «Laissez-leur le temps d’arriver en Europe! (MCD)» ■ Christine Salvadé
Les commentaires récents